Bobigny . Un juge du plus grand tribunal pour enfants de Francer a ouvert les portes de son cabinet durant une semaine. Un voyage entre détresse et violence.
Il est là, mutique, posé sur sa chaise encerclée par des femmes : son avocate, celle de sa victime, la procureure, une éducatrice et un membre de SOS Victimes. Face à lui, assis derrière son bureau, le seul homme présent à cette audience, son juge. Aujourd’hui âgé de dix-neuf ans, Pierre (1) a frotté une fois son sexe contre les fesses de sa petite soeur. Il avait douze ans. Il a reconnu les faits. C’est seulement fin 2005, des années après, que sa cadette, Françoise, a dévoilé devant les policiers les agressions sexuelles subies toute petite. Celle-ci et d’autres encore infligées par son grand-père maternel. Auparavant, la gamine s’était confiée à l’école à une assistante sociale. Personne n’a rien dit, rien fait. Sa mère a réagi. Elle a pris son téléphone, - appelé son père pour lui dire de ne jamais recommencer. La réaction d’une femme elle-même violée, tout comme sa soeur, par leur géniteur. Puis le silence est retombé. Jusqu’à ce jour où Françoise a brisé le tabou familial, le terrible héritage d’un - inceste transmis de génération en - génération.
Regard clair, visage figé et teint blafard, Pierre va être jugé. Pas son grand-père, décédé alors que la machine judiciaire se lançait enfin à ses trousses. « Vous aviez douze ans, vous vous rendiez compte de ce que vous faisiez. En même temps, certaines - limites n’ont pas été posées dans votre famille. Pour vous, il aurait mieux valu que la justice agisse juste après l’acte, car vous avez passé des années à ressasser tout ça. C’est déjà une sanction en soi. En même temps, il est rassurant pour votre avenir et celui de la société de constater que vous n’avez jamais commis d’autres actes », lui dit Thierry - Baranger, juge des enfants au tribunal de Bobigny (Seine-Saint-Denis). Dans son cabinet, toutes les parties sont conscientes de ce climat familial singulier. La procureure réclame une peine de réparation (lire encadré). « Pierre pense que tout est exclusivement de sa faute, plaide son avocate. J’ai essayé de lui expliquer qu’il fallait faire la part entre l’état conscient et l’état inconscient. Lui répond : "Je ne savais pas, pour mon grand-père." Dans sa tête, il est le déviant. »
Au juge de statuer : « Dans toute cette histoire, tout le monde est coupable et tout le monde est victime. » Verdict : une peine de réparation et une thérapie familiale pour Pierre, sa mère et sa soeur. Tous trois vivent sous le même toit, mais sont incapables de communiquer. Pour preuve, la mère et la soeur ne sont pas venues à l’audience. Reste à régler le problème des délais d’attente. Il n’y a pas de place avant mai prochain à l’Association vers la vie pour l’éducation des jeunes enfants, un des plus gros organismes du pays chargé d’intervenir auprès des jeunes en difficulté. Au magistrat de jongler avec cet engorgement. Il faut généralement attendre entre deux et six mois pour voir une décision appliquée. À la Protection judiciaire de la jeunesse, par exemple, en ce début janvier, il faut compter entre 90 et 120 jours pour mettre en place une mesure éducative. Une quinzaine de dossiers sont déjà en attente. Dans le cas de Pierre, un effort est consenti. La thérapie pourra débuter en avril. Le jeune homme va également demander une mesure de « protection jeune - majeur ». Elle permettra au juge de continuer à le suivre jusqu’à ses vingt et un ans.
L’audience est terminée, la porte se referme sur le cabinet du magistrat alors qu’il consulte déjà l’affaire suivante. Durant une semaine, il en sera ainsi, avec une dizaine de dossiers à traiter chaque jour. Et entre trente minutes et trois quarts d’heure dédiés à chacun. Dans les - intercalaires roses, les dossiers d’« assistance éducative », autrement dit la protection des mineurs en danger (le « civil »). Dans les bleus, les actes de délinquance (le « pénal »). Et presque toujours, le parcours chaotique d’une vie d’enfant construite à coup de ruptures familiales, scolaires ou sociales. Trouver dans l’arsenal judiciaire la réponse appropriée pour chacun, c’est le travail de Thierry Baranger, juge des enfants depuis vingt ans, arrivé en septembre 2001 à Bobigny, première juridiction pour mineurs du pays avec 9 000 procédures à traiter dans l’année. Pour contenir et orchestrer une activité jamais en panne, douze magistrats s’affairent au tribunal des enfants. À eux, la gestion d’un - département « emblématique » : la Seine-Saint-Denis. Le fameux « 9-3 » avec ses - cités ghettos, ses 1,4 million d’habitants et sa centaine de nationalités, son taux de chômage à 14 % et ses 46 000 érémistes, ses problèmes de violence, particulièrement chez les plus jeunes. Une superficie de 236 km², désignée régulièrement comme le lieu « le plus chaud de France ».
Physique imposant, indéfectible écharpe posée sur les épaules, Thierry Baranger a hérité en septembre 2005 du secteur de Saint— Denis. Au 12 janvier dernier, sa greffière comptabilisait 343 dossiers au civil, 252 au -
pénal (au lieu des 400 habituels) et 22 nouveaux dossiers ouverts en seulement dix jours. « J’ai commencé dans un cabinet qui comptait une année de retard, commente le magistrat. Nous avons multiplié par deux les audiences devant le tribunal pour enfants, soit quatre par mois. J’ai l’expérience, une greffière en or, mais j’imagine mal un jeune juge sorti de l’école face à cette situation. » Plus que les problèmes de moyens, ce sont les orientations que certains politiques veulent donner à la justice des mineurs qui inquiète le magistrat. Lui, milite pour préserver la spécificité de sa mission : punir et protéger.
À une période où l’insécurité s’invite dans le moindre débat, où la tolérance zéro est le discours dominant, où la sanction doit être appliquée immédiatement, où l’enfermement devient la norme, les 360 juges des enfants de l’Hexagone ont du mal à faire passer le message. « Après l’ordonnance de 1945, on a introduit l’assistance éducative en 1958. Pourquoi ? Parce qu’on s’est rendu compte qu’une approche - exclusive des délits ne permettait pas de faire cesser la délinquance. Quand j’ai repris mon cabinet, il était à 70 % pénal. J’ai examiné le parcours des jeunes. À partir du moment où il n’y a pas eu de traitement éducatif au préalable, les choses - explosent vers quatorze-quinze ans. Après, le travail éducatif devient plus difficile, analyse l’ancien président de l’Association des magistrats de la jeunesse et de la famille. Notre société comprend de moins en moins la notion d’enfant en danger : elle fait un clivage entre l’enfant victime, sur lequel elle pose un regard compassionnel, et l’enfant délinquant qu’elle rejette. » Une de ses collègues enfonce le clou : « Quand je reçois un mineur en tant que victime, je sais déjà si je le retrouverai plus tard... quand il aura commis un délit. »
Dans son cabinet fonctionnel et sans fioriture, où le seul signe distinctif de sa fonction s’incarne dans une caisse de jouets placée dans un coin, Thierry Baranger prend chaque jour le pouls d’une société malade. Là où d’autres institutions ont échoué, à lui de mettre en oeuvre le bon traitement. Pas comme un médecin, mais comme un juge qui doit faire vivre la loi. Y compris dans les cas extrêmes.
Survêtement et baskets de marque, Farid, seize ans, a un dossier long comme le bras. En février, il devra s’expliquer devant le tribunal pour enfants pour une série de vols à la portière. Le passe-temps favori des délinquants dyonisiens depuis quelques mois, avec les outrages et rébellions. Ce matin, il comparaît pour six délits, tous commis au mois de novembre 2006 : Farid a d’abord insulté des policiers au cours d’un contrôle d’identité. Quelques jours plus tard, il s’est fait interpeller avec un sac volé dans les mains. Plus tard, il a balancé un téléphone portable, un fil d’argent servant à scier des barreaux et de la viande dans des chaussettes par-dessus le mur d’enceinte d’une prison. Il est aussi accusé d’avoir caillassé une voiture de police. Son père et son éducateur spécialisé attendent dans le couloir. « Je vois d’abord les mineurs seuls, car ils ne disent pas la même chose devant leurs parents », commente Thierry Baranger.
Les insultes contre les forces de l’ordre ? « J’ai jamais dit "poulet, poulet, poulet !", j’ai dit "Ouais ! Ouais ! Ouais !" », récuse Farid. Le sac volé ? C’est pas lui non plus. Le policier qui l’a arrêté est là pour - témoigner : « Je me suis jeté sur lui, il l’avait à la main, il n’y a pas d’équivoque. Depuis dix ans, je fais du vol à la portière, le principal, c’est la personne qui a le sac. » Les objets pour les détenus ? Un « monsieur » lui a donné 50 euros pour le faire. L’éducateur fait le point sur la - situation de Farid. Il s’est fait renvoyer plusieurs fois du collège. Il n’est plus scolarisé. Au sein de la - famille, le travailleur social a du mal à intervenir. « Il y a de la défiance, - explique-t-il, on ne voit pas en quoi je peux aider. » Air renfrogné, le père n’est guère prolixe : « Ça se passe très bien à la maison... » Le juge : « Il faut sortir de tout ça. Le but, c’est qu’il ne finisse pas en prison, car c’est ce qui lui pend au nez. » L’éducateur va chercher un placement en foyer avec une formation en mécanique. « C’est une proposition intéressante. Devant le tribunal, avertit le magistrat, il faut montrer qu’il fait quelque chose pour s’en sortir. »
Autre dossier, autre multirécidiviste. Moussa, qui vient d’avoir seize ans, est une vieille connaissance de Thierry Baranger. Huit délits aux basques, il fait figure de caïd, entraînant dans son sillage d’autres jeunes « inconnus des services de police ». Sa défense ? Tout nier en bloc. Les éducateurs se cassent les dents sur son cas, on lui cherche une place dans un centre éducatif renforcé, à la campagne, loin de Paris. Entouré de deux policières, Moussa pénètre menotté dans le bureau du juge. Il est incarcéré. Bouille ronde, petite taille, le môme surprend par son physique de préadolescent. Le juge va lui signifier son renvoi devant le tribunal pour enfants. Nimbée dans son boubou, sa mère est accompagnée d’une interprète. Le père, lui, est mort dans l’incendie de leur appartement. Il y a aussi une avocate, payée par l’État, dont la présence est obligatoire. « L’incarcération est maintenue jusqu’à l’audience », - décide le juge. En face, le gamin ne se démonte pas, déjà bon connaisseur des finesses juridiques. « J’ai trouvé une école, mettez-moi sous contrôle judiciaire... » ; « Laissez-moi sortir, je veux réussir ma vie, laissez-moi une chance ! » La décision du juge est irrévocable. La carapace de Moussa se fissure. De grosses larmes perlent sur ses joues rembourrées. « Si vous le relâchez, on peut l’envoyer chez un parent, hors de Saint-Denis », tente la maman. Thierry Baranger : « On peut tout envisager si c’est construit. » Moussa : « Alors là, je vais en prison ? » Le juge : « Jusqu’à l’audience du 12 février. »
En tout, Thierry Baranger doit faire avec une trentaine de mineurs « très difficiles ». Pour les autres, l’audience chez le juge « sert souvent de leçon ». Huit enfants sur dix ne - repassent jamais dans son cabinet. Têtes baissées, yeux rivés au sol, casquettes posées sur les genoux, on ne verra pas l’ombre d’une attitude - irrespectueuse. Des dénégations : « J’sais plus, c’est pas moi... » Des - excuses bidons : « C’est les policiers qu’ont mis la Carte bleue dans ma poche ! » De longs silences souvent. Pour tenir son audience, Thierry Baranger a ses « trucs ». En premier lieu, appliquer le Code de procédure pénal sans jugement moral. Et mettre en scène l’entrevue : une chaise pour le mineur en face de lui, l’avocat à droite, la famille à gauche, lui derrière son bureau gris. Avec ses lunettes sur le nez, sa voix toujours posée, pour dire le plus dur comme le plus rassurant.
Une parole à destination des mineurs, comme des parents. Des - parents qu’on qualifie volontiers de démissionnaires. Pour autant, ils - répondent « presque toujours » présents aux convocations du juge. Il y a ceux qui défendent leurs ouailles, envers et contre tout. Ceux qui poussent leurs coups de gueule, ceux qui appellent à l’aide. « Mon fils a seize ans, il est dehors toute la journée. Moi, je travaille. Qu’est-ce que je peux faire ? déplore cette mère qui élève seule ses enfants. À la maison, ça va plus, il est de plus en plus - violent, je l’ai envoyé deux ans et demi en Afrique. Au retour, il était bien. Mais quand il est rentré au - lycée, ça a recommencé. J’y arrive plus, tout tourne autour des fréquentations... » Un défilé parental qui en dit long. Plusieurs mères seules, dépassées qui n’arrivent plus à asseoir leur autorité. Un père débarquant chez le juge avec un « bonjour Maître », digne et ignorant d’un système judiciaire qu’il n’a jamais eu à côtoyer. Un autre emprisonné, - alcoolique et bientôt jugé pour meurtre. Un couple séparé parce que monsieur battait madame. Un mariage arrangé qui tourne court et, au milieu, un enfant instrumentalisé.
Mineurs dangereux, mineurs en danger, maltraités ou maltraitant leurs concitoyens, c’est du tout— venant. Chevelure tressée et minois délicat, Deborah, quatorze ans, est placée dans un foyer parce que son oncle la bat. Comme seule réponse à sa souffrance, elle s’est défenestrée. Le juge vient d’apprendre que sa grand-mère est en réalité sa mère. Et celle qui figure comme génitrice sur ses papiers : sa soeur aînée. En Afrique centrale, cette dernière travaillait dans une ambassade. Pour mettre sa famille à l’abri en France, elle a fait des faux. Le père de Deborah fait partie d’une ethnie à qui le gouvernement refuse passeport et visa. Soumise au secret, la môme nie, puis se met à pleurer. Elle veut rentrer chez elle. Face à cette révélation, le juge veut temporiser. Il la reverra dans six mois.
Il y a les existences égratignées. Mais aussi cette société qui brandit la justice au moindre prétexte. Une - dispute dans une cour de récréation qui finit en bagarre. Et voilà Astrid devant Thierry Baranger : quatorze ans, frêle dans son pull rose et première de sa classe. Elle a frappé une plus grande parce qu’elle la « traitait ». Il y a encore Mouloud, treize ans, signalé comme « perturbateur » par son école. Parallèlement, les procédures émanant du parquet des mineurs ne désenflent pas. Avec une priorité, le traitement en temps réel. Une justice qui va vite. Parfois trop vite. Les erreurs de saisine se multiplient : délits mal qualifiés, désignation du mauvais juge, procédures égarées... Thierry Baranger dresse un constat amer : « Moins on prend le temps, plus on cogne. »
Deux fois par mois, le magistrat - revêt sa robe et préside le tribunal pour enfants où se jugent les faits les plus graves. Ce jour-là, deux garçons et une fille qui ont agressé et volé des personnes âgées. Hassane, vingt ans, est déjà incarcéré pour d’autres délits. Comme, Leïla dix-neuf ans, condamnée à cinq ans de prison dont quatre fermes pour « homicide volontaire ». Le dernier, qui n’en mène pas large, c’est Mourad, dix-huit ans, inconnu auparavant. Ils sont jugés trois ans et demi après les faits. Le temps de l’instruction et du renvoi de l’affaire, alors que la jeune fille est en fuite. Pourquoi ces agressions ? « On avait besoin d’argent, c’est pour ça, lâche naturellement Leïla, entre deux ricanements. Pour nos besoins, pour s’acheter nos vêtements, pour vivre... » Hassane poursuit : « J’allais pas à l’école, j’avais rien à faire dans la vie, il me fallait de l’argent pour mes cigarettes. Je sais, c’est pas une excuse. » Ils ont - détroussé un couple dont le mari était en déambulateur et l’épouse en fauteuil roulant. « Les personnes âgées sont plus - faciles à atteindre », explique Hassane. Laconique, Mourad, quatorze ans à l’époque, s’excuse : « J’étais jeune, j’étais gangrené (sic), j’aurais pas dû le faire. »
Le tribunal se retire pour délibérer. Sept mois ferme pour Leïla, trois mois pour Hassane et un mois avec sursis pour Mourad. Il y a ce qui se dit à l’audience et ce que contient le dossier. Pour Leïla, on parle d’immaturité, de vols, d’avortements, de drogues, de boulimie, de violences... D’une spirale de l’errance et de la délinquance qui dure depuis des années. Depuis que son père, travailleur au noir, est mort sur un chantier.
(1) Les prénoms des mineurs ont été modifiés.