Dans une tribune, parue dans Mediapart, Emmanuel Maurel (organisateur de l'université de La Rochelle, vice-président de la région Ile-de-France) démonte les poncifs sur le Ps paresseusement égrénés par la médiocrité médiatique. Il pointe le vrai défi pour les socialistes : renoncer au renoncement, donner corps à l'aspiration égalitaire par un projet de transformation sociale.
Confit dans son immobilisme, paralysé par ses querelles internes, incapable d'initiatives, frileux : depuis la déroute du PS aux européennes, nombre de commentateurs, relayés par la droite et quelques « esprits libres », s'en donnent à cœur joie pour tirer sur l'ambulance rose.
L'analyse des élections européennes, vite faite bien faite, a conclu au seul affaissement des socialistes au profit des Verts et à la très bonne tenue du parti présidentiel. Peu de choses sur le niveau dramatique de l'abstention, qui en dit long sur la défiance des peuples envers l'Union Européenne. Rien, ou si peu, sur les raisons de la défaite cinglante des partis sociaux démocrates et de centre gauche quasiment partout en Europe. Quant à Bayrou, jadis centre de toutes les attentions, il est enterré aussi vite qu'il fut porté aux nues, remplacé par un Cohn-Bendit terriblement moderne et séduisant.
Pour le reste, et depuis deux mois, l'argumentaire (qui fait l'impasse sur les étonnants succès socialistes lors des cantonales partielles) est débité avec constance. Le PS, cadenassé par une clique aussi sectaire qu'inefficace, se meurt. Et chacun apporte sa petite contribution à la démonstration.
L' « hebdo des socialistes » est rebaptisé la « Pravda » par un patron de presse jadis étiqueté « à gauche » (commentaire qui ferait hurler de rire n'importe quel lecteur occasionnel de cette feuille inoffensive). Les quotidiens font pleurer dans les chaumières avec les mésaventures des héroïques francs tireurs de la « maison morte » : censuré, le vaillant Arnaud Montebourg, à qui l'on interdit de parler des primaires ! Bâillonné, le courageux Manuel Valls, qui a tant d'idées à revendre! Cette farce (car c'en est une, pour qui connaît, même superficiellement, le PS ; où à peu près n'importe qui peut dire à peu près n'importe quoi sans craindre grand chose) nous est resservie à intervalles réguliers, accréditant la thèse de la « brejnevisation » du parti d'Epinay. C'est ainsi que les provocations du tonitruant député de Saône et Loire, comparant son propre parti à « l'ex-RDA », sont repris avec complaisance. Ce n'est pas parce que « tout ce qui est excessif est insignifiant » qu'il faut laisser prospérer ces formules indignes sans broncher.
Les penseurs s'engouffrent eux aussi dans la brèche. Un philosophe en vue (depuis si longtemps) prophétise (et souhaite) la fin du « vieux parti » et tout le monde s'esbaudit devant les très sérieuses analyses du grand homme, représentant étincelant de cette gauche « Carla Bruni » dont il est désormais si chic de se revendiquer. La presse raffole des confidences des « déçus du PS », devenus plus sexys que des vulgaires kouchnerisés, passés dans l'autre camp avec armes (peu) et bagages (encore moins).
« Pour vaincre la droite, il faut d'abord briser la gauche », déclare fièrement BHL, citant Maurice Clavel. On peut se laisser séduire par cette dialectique qui veut que pour renaître, la gauche fasse, vraiment, l'épreuve du négatif. La dislocation avant la reconstruction, n'est ce pas là la leçon de la fin des années 60 ? Le problème, c'est que les théoriciens du big bang rêvent d'une nouvelle gauche enfin réconciliée...avec le centre ! Dans le genre archaïque, typique de la SFIO croupissante des années 60, on ne fait pas mieux. Le deuxième hic, c'est que « nos amis qui nous veulent du bien » ne peuvent s'empêcher, en passant, de glisser les quelques mots aimables à l'intention du grand patron grâce à qui la « modernité » et le « mouvement » sont désormais l'apanage de la droite.
Ainsi, la critique du PS est surtout l'occasion, pour nombre de faiseurs d'opinion « progressistes », d'encenser Sarkozy dont « il faut bien reconnaître » les innombrables qualités, l'art du contrepied, le génie de l'ouverture, l'hyperactivité, etc. C'est dit comme à regret, mais c'est dit. Que voulez vous ? Lui agit, lui pense... alors que le PS « n'a pas la queue d'une idée ».
De tous les poncifs, c'est vraisemblablement le plus éculé, en même temps que le plus contestable. Au risque de décevoir, le PS ne manque ni d'idées ni de propositions. Elles sont parfois mauvaises, elles sont peut-être faibles, mais elles existent. Seule une très grande paresse intellectuelle (ou une très grande mauvaise foi, ou les deux) permet d'affirmer que la gauche socialiste a cessé de réfléchir et de proposer : Il suffit de lire n'importe quel texte de convention, n'importe quelle résolution, pour s'en convaincre. Rassurons ainsi ceux qui doutent de la capacité du PS à apporter des « solutions » aux problèmes : il compte suffisamment, dans ses rangs, d'anciens ministres, de « grands élus » inventifs et de technocrates imaginatifs pour susciter l'émergence d'une batterie de mesures techniques qui ne manqueront pas de nourrir, en son temps, un programme de gouvernement.
Le problème est ailleurs. Ce qui manque, c'est la mise en cohérence de ces « mesures », c'est la vision du monde qui les inspire. Or, profondément impactés par la montée en puissance du capitalisme financier transnational à la fin des années 80, confrontés à des mutations qu'ils n'avaient pas anticipées, les socialistes se sont laissés gagner par le doute relativement à leur mission historique (la redistribution des richesses et l'approfondissement de la démocratie dans tous les domaines de la vie sociale), quand ils n'ont pas purement et simplement théorisé le renoncement.
Toute la social-démocratie européenne a été, à des degrés divers, victime de cette « tentation de l'aggiornamento » qui a le plus souvent consisté à jeter le bébé avec l'eau du bain. Les expériences du New Labour anglais ou du Nouveau Centre allemand ont illustré de façon éclatante cette dérive d'une gauche qui a progressivement intériorisé que son rôle se limitait à l'adaptation douce au néo-libéralisme. Un peu moins libéral que la droite, un peu plus social : l'alternance, dans les « démocraties apaisées », constituerait avant tout en un rétrécissement de l'horizon des possibles.
La singularité du Parti socialiste français est précisément d'avoir, au moins dans les discours, refusé cette conversion présentée comme inéluctable. Sommé à intervalles réguliers de faire son « Bad Godesberg », le PS, notamment sous l'impulsion de Lionel Jospin, a cherché à théoriser une voie médiane, à la fois en terme de lecture de la réalité sociale (« la nouvelle alliance » des exclus, des classes populaires et des classes moyennes) et en terme d'objectifs politiques (« oui à l'économie de marché, non à la société de marché »). La pratique gouvernementale elle-même, inspirée par un indéniable « volontarisme de gauche », a été ponctuée par des mesures aussi emblématiques que justes (les 35 heures, les emplois jeunes, la CMU) et soutenue par une majorité de large rassemblement de la gauche. Bien sûr, le volontarisme ne dépassait pas les frontières hexagonales : c'est sous un gouvernement de gauche qu'ont été négociés les traités d'Amsterdam et de Nice. Bien sûr, la fin du quinquennat a été marquée par des erreurs d'analyse, voire d'incroyables bévues, à commencer par le couplage quinquennat/ inversion du calendrier électoral qui ont précipité notre pays dans l'hyperprésidentialisme. Mais il faut reconnaître le « moment jospinien » a constitué une phase originale du socialisme français dans son effort de concilier une certaine idée de la gauche et la prise en compte de l'émergence d'un monde nouveau.
C'est pourtant cette expérience là qui a été défaite le soir du 21 avril. Mais plutôt que de faire un inventaire rationnel de la période 1995-2002, plutôt que procéder à une salutaire remise en question, prélude à une nécessaire reconstruction, le PS, comme paralysé, s'est contenté de laisser passer l'orage. Le « ni-nisme » hollandais a succédé à la synthèse jospinienne. La décennie qui a suivi, traversée par de brillantes victoires (2004) et de sérieuses défaites (2007), est marquée par une triple crise :crise de leadership (paradoxal pour un parti dont le premier secrétaire est adoubé par plus de 90% des militants), crise idéologique, crise stratégique.
Nous en sommes toujours là aujourd'hui. Si la gauche est plébiscitée au niveau local, elle est régulièrement battue lors des scrutins nationaux. Il ya évidemment des explications « internes » à cette désaffection de l'électorat, qui se lasse de la « guerre des chefs » dont raffolent les medias (1).
Mais au-delà de ce problème de fonctionnement, ce qui affaiblit les socialistes aujourd'hui, c'est bien leur apparente incapacité à « donner du sens ». Tétanisés à l'idée d'être marqués au fer rouge de l' «idéologisme», ils se réfugient trop souvent, au prétexte d'embrasser la « complexité » du monde, dans une pensée molle qui se contente d'égrener des «valeurs» qui ne sont intéressantes que dans la mesure où elles débouchent sur des objectifs de transformation sociale.
Or chacun perçoit l'urgence de cette transformation. C'est d'ailleurs là l'un des paradoxes les plus frappants de la période que nous traversons douloureusement aujourd'hui. Alors que l'ampleur et la gravité de la crise économique valide le bien fondé des analyses de gauche sur la nature du capitalisme financier et sur les régulations fortes qu'il faut lui imposer, la gauche, depuis trop longtemps vouée à de timides dénonciations, est aux abonnés absents.
C'est bien pourtant aujourd'hui qu'il faut porter l'exigence, d'un monde nouveau, où les règles du commerce international, du fonctionnement du système financier, de la répartition des richesses seraient radicalement remises en cause. C'est bien aujourd'hui qu'il faut plaider pour l'émergence d'une société nouvelle où seraient sinon entièrement, du moins partiellement abolies les frontières invisibles (de fortune, d'éducation, de coutumes, de classe sociale) et visibles (les murs érigés entre nations riches et nations pauvres, les barrières entre ghettos de riches et quartiers pauvres) qui continuent de séparer les êtres humains entre eux.
Il ne suffit pas de constater partout l'irrépressible « aspiration égalitaire », il faut proposer de donner à celle-ci une réponse politique. L'éducation pour tous, la protection des travailleurs, la baisse du temps de travail, le droit à la santé, la gestion publique des services essentiels ( les transports, l'énergie, l'eau), le contrôle par les travailleurs eux-mêmes ou par la puissance publique de certains grands moyens de production et d'échange : plus que d'un « retour aux fondamentaux », c'est bien d'un projet socialiste pour demain qu'il s'agit.
En cette période de morosité et d'incertitudes, il peut paraître curieux de croire aux capacités de sursaut de la gauche en général, et du parti socialiste en particulier. C'est ce qui s'appelle penser à contre courant. On prend le risque./.
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[1] Les observateurs superficiels pointent du doigt les « querelles intestines » symbolisées, à l’occasion de chaque congrès, par le nombre important de « motions d’orientation ». C’est oublier un peu vite que la gauche a dans ses gênes (depuis 1905, puis après 1920 à la SFIO) le goût de la discussion qui explique notamment le recours à la proportionnelle pour départager les textes concurrents. Le pluralisme est au centre de l'identité du parti socialiste Les périodes où le débat semblait tari et où les statuts limitaient l’expression de la diversité politique, comme dans les années 1960, sont aussi celles des scissions, du déclin militant et électoral. Au contraire, les discussions parfois vives des années 1970 n'ont jamais gêné, bien au contraire, ni le militantisme de terrain, ni les rapports avec le reste de la gauche, ni la progression électorale du Parti.
En réalité, ce qui a progressivement contribué à pourrir le débat au PS, c’est bien l’obsession présidentielle et l’acceptation progressive des institutions de la Vème République. Le recours au « suffrage universel » des militants pour désigner le premier secrétaire a été jadis encensé. Or cette réforme a instillé durablement le poison de la personnalisation (et son corollaire, la dépolitisation) dans une organisation qui était parvenue jusqu’alors à en contenir tant bien que mal les effets néfastes.