Par François Doutriaux, Juriste et enseignant chercheur) rue89.com 13/12/2007
Le Monde, relayant une interview de madame Lagarde dans le Journal du Dimanche, titrait un article du 9 décembre: "Projet de loi sur le pouvoir d'achat: les Français pourraient 'gagner' un mois de salaire." Christine Lagarde affirme que le gain de pouvoir d'achat "atteindra voire dépassera, en 2008, un mois de salaire, et portera la croissance à 2,25%". L'OCDE prévoit pourtant 1,9% et certains spécialistes du secteur bancaire anticipent 1,5% du fait du ralentissement des investissements des entreprises.
Quels sont les fondements de cette affirmation?
Madame Lagarde s'appuie sur un savant calcul livré par Bercy:
"Une mère célibataire gagnant 1600 euros par mois et payant un loyer de 600 euros pourra augmenter son pouvoir d'achat d'un montant équivalent, en cumulant la prime à la cuve (150 euros), une prime de 460 euros de son employeur, quatre jours de RTT rachetés (284 euros), les effets de l'indexation des loyers (101 euros) sur l'inflation et une baisse des prix dans la grande distribution (600 euros)."
Reprenons pourtant ces divers éléments:
1° L'hypothèse concerne un foyer fiscal très particulier: non imposable, avec un revenu inférieur de 300 euros seulement au salaire moyen. Un cas qui ne correspond qu'à une proportion extrêmement marginale de la population. L'imposition de ce "gain de pouvoir d'achat" eut sans doute rendu la démonstration moins attrayante.
2° La prime à la cuve ne concerne que les foyers non imposables se chauffant au fioul. Soit 680 000 foyers (sur 35 millions). Le gain n'est pas de 150 mais de 75 euros: cette prime n'a pas été créée, mais son montant simplement doublé. Cette revalorisation ne couvre pas, loin s'en faut, l'augmentation tarifaire 2007 (+33%, +19 euros/hl) et ne concernera au mieux que 4% des Français. Loin de constituer un gain, elle ne fera que réduire légèrement une forte diminution de pouvoir d'achat, sans affecter la croissance du coût de l'énergie (gaz, électricité, pétrole) pour 95% de la population.
3° La prime de l'employeur repose sur le versement, dans les entreprises de moins de 50 salariés, d'un montant maximal de 1000 euros exonéré de cotisations sociales. Elle ne concerne donc que la moitié de la population active, et moins de 20% des Français. Comment Bercy peut-il en déduire un versement moyen de 2,4% du salaire annuel (qui, de surcroit, "ne peut se substituer à une augmentation de salaire")? Selon l'enquête annuelle Haygroup, les salaires devraient augmenter en 2008 d'un niveau analogue à celui de 2007 (3,1%). Bercy table donc sur une augmentation ponctuelle de 5,5%. Il s'agit au mieux d'un voeu pieux.
La loi du 19 décembre 2005 avait prévu un dispositif exactement similaire, sans résultat tangible sur une croissance anémique (1,7%). Il est plus que probable que la prime de l'employeur constitue un simple effet d'aubaine utilisé pour absorber des augmentations salariales déjà prévues au détriment des finances publiques. La cour des comptes rappelait en 2006 que les exonérations de charges sociales patronales sont passées de 3 à 20 milliards entre 1993 et 2005 (30 milliards en 2008). Elle dénonçait à cet égard des dispositifs "incontrôlés" au coût "très élevé" pour les finances publiques et à "l'efficacité incertaine".
4° Le rachat des jours de RTT n'est pas un dispositif nouveau. Il est prévu par de nombreux accords collectifs. Il ne concerne de plus que 35% de la population active, et bien évidemment pas les chômeurs, les retraités, les salariés des petites entreprises, précaires ou à temps partiel, ainsi que l'essentiel de la fonction publique. Les jours rachetés seront rémunérés avec une majoration "négociée" d'au moins 10% et soumis à l'impôt sur le revenu.
A comparer avec les 25% de majoration des heures supplémentaires (à compter de la cinquième heure) qui sont également défiscalisées. Or, l'incitation aux heures supplémentaires est la mesure phare de ce gouvernement, paradoxalement moins attractive pour l'employeur que la conversion des RTT telle qu'elle est proposée. Madame Lagarde prévoit donc une mesure à contretemps puisque la monétarisation des RTT se fera par définition au détriment du volume d'heures supplémentaires censé doper croissance et pouvoir d'achat. Coûteuse pour l'Etat, cette mesure sera nettement moins intéressante pour le salarié. Comprenne qui pourra.
Quant à l'efficacité de ce rachat en termes de pouvoir d'achat, il concernera au mieux 15% de la population française et nuira inévitablement à la création d'emplois. De plus, tout comme en matière d'heures supplémentaires, ce dispositif présente d'importants effets pervers: d'une part, il crée là encore un effet d'aubaine pour l'employeur qui aurait de toute façon eut recours aux heures supplémentaires. D'autre part, il génère un important risque de fraude: l'entreprise sera tentée d'abaisser le taux de salaire tout en déclarant fictivement de nombreuses heures supplémentaires et rachat de RTT. Ces deux éléments ne généreraient aucun gain de pouvoir d'achat tout en pesant lourdement sur les finances publiques.
5° L'indexation des loyers sur l'inflation. Contrairement à l'affirmation récente de monsieur Sarkozy, cette indexation se fait depuis deux ans sur l'IRL (indice de révision des loyers, sur lequel l'inflation pèse déjà à hauteur de 60%) et non plus directement sur l'ICC (indice du coût de la construction, qui n'en représente que 20%). En 2007, l'indice IRL est de 3,5%, pour une inflation de 2,4%. Il ne s'agit pas, là encore, de gain, mais uniquement d'une limitation de la perte de pouvoir d'achat.
En effet, l'augmentation du loyer pour 2007 eut été de 14,4 euros par mois au lieu de 21. La perte de pouvoir d'achat aurait donc été de 173 euros annuels au lieu de 252. Un "gain" de 79 euros. De plus, cette mesure ne concerne pas les augmentations des loyers de baux nouvellement formés, d'un montant nettement supérieur (6% en 2006). Enfin, elle ne fait que transférer le pouvoir d'achat du propriétaire sur le locataire: si ce rééquilibrage peut s'imposer pour réduire les inégalités croissantes de répartition des richesses, il ne s'agit nullement d'une création de pouvoir d'achat.
6° La baisse des prix dans la grande distribution. D'après l'Insee, la part de la consommation des ménages relevant de la grande distribution est en moyenne de 40% du revenu disponible. Dans l'exemple qui nous occupe, elle serait d'environ 7500 euros par an. Bercy prévoit donc une diminution des prix de l'ordre de 8%. Là encore, une estimation qui paraît pour le moins fantaisiste.
La baisse du coût des produits de grande marque en 2007 (-2,5%) n'a eu aucun impact significatif sur les chiffres de vente et n'a pas empêché une augmentation globale des prix de la grande distribution (+1,6%). De plus, cette nouvelle remise en cause de la loi Galland (déjà modifiée en 2005) va favoriser la pratique du dumping susceptible de nuire considérablement aux PME sans pour autant régler le problème des marges arrières (estimées à 25% en moyenne).
Les principaux adeptes de cette politique sont de grands distributeurs (Carrefour, Leclerc, l'Association nationale des industries alimentaires, etc..), qui ont tout à gagner au développement de pratiques anticoncurrentielles. Le Conseil de la concurrence rappelait, en 2004, les risques de développement excessif des marges arrières et de collusion entre marques, ou encore d'éviction de concurrents par des entreprises dominantes. Autant d'éléments extrêmement dangereux pour le pouvoir d'achat à moyen et long termes.
Dernier point du projet en faveur du pouvoir d'achat, qui n'a étrangement pas été évoqué lors de cet entretien, le déblocage de la participation est censé libérer 12 milliards d'euros. Le dernier dispositif similaire (mis en place par monsieur Sarkozy en 2004) avait cependant illustré la faiblesse d'une telle mesure sur le pouvoir d'achat: 80% des sommes débloquées avait été investies, et 20% consommées.
D'autre part, ce "fusil à un coup" ne constitue qu'une anticipation de dépenses à venir et n'est en aucun cas un soutien pérenne de la croissance. Il ne fait que compromettre la consommation future en augmentant artificiellement le pouvoir d'achat sur une courte période. Enfin, la participation salariale ne concerne que 25% de la population. Une nouvelle fois, en sont exclus les bas revenus, les retraités, les chômeurs, etc...
On ignore le coût précis de ce "paquet fiscal II" en termes de perte de recette, mais le gain total de pouvoir d'achat est généreusement estimé par le gouvernement entre 25 et 30 milliards d'euros. Un "gain" dont la charge sera partagée entre les entreprises et l'Etat. La perte sèche pour les finances publiques doit par ailleurs être ajoutée aux 15 à 20 milliards de sa première version. Rappelons qu'un point de croissance en volume représente environ 16 milliards. Le coût global de ces mesures est donc l'équivalent de 3 points de croissance.
Eut égard à ce montant vertigineux (l'équivalent du déficit annuel public), on devrait pouvoir attendre une croissance de 5% pour 2008, ce qui correspondrait à l'impact d'une injection directe de cette somme dans l'économie française. Or, le gouvernement lui-même table sur une augmentation de 0,3%. Dix fois inférieure. Une contradiction pour le moins surprenante dans les déclarations gouvernementales.
L'augmentation corrélative des déficits publics pose enfin problème au regard des promesses de la France au niveau communautaire, confirmées en juillet par monsieur Sarkozy: celui-ci s'est engagé à réduire le déficit annuel à 2,4% du PIB en 2007, et à 2,3% en 2008. Or, l'OFCE prévoit une augmentation du déficit de 3,1% pour 2008, et constate une augmentation de 2,9% pour 2007. L'engagement pris n'a donc pas été tenu. La France est ainsi le seul pays d'Europe à afficher une hausse des déficits publics et sera également le seul à ne pas respecter les critères de convergences.
La seule voie de sortie possible pour le gouvernement, outre les économies réalisées par la réduction progressive des services publics (fusions, non-renouvellement des fonctionnaires, obligations de rentabilité accrue, cessations d'activité, etc.) sera de procéder à de nouvelles cessions d'actifs. Le gouvernement violera donc une nouvelle fois sa promesse d'affecter le produit de telles opérations à la réduction de la dette publique. En dehors du caractère dommageable de la liquidation progressive du patrimoine public afin de financer des politiques incertaines, il reste à espérer que ces privatisations se feront dans des conditions financières plus favorables que les précédentes, la récente cession partielle d'EDF ayant une fois encore démontré les talents discutables de Bercy en la matière.
Quant bien même les objectifs poursuivis seraient atteints, une simple logique comptable marque l'échec patent de cette politique, qui renforce encore l'endettement massif du pays sans même espérer une rentabilité réelle des investissements consentis. Acheter à prix d'or le pouvoir d'achat d'une génération en sacrifiant celui de la suivante ne peut être considéré comme une stratégie raisonnable et raisonnée.
Dernier point, mais non des moindres, la passivité des médias: que le JDD ne commente pas l'interview de madame Lagarde est compréhensible. En revanche, que Le Monde reprenne in extenso les affirmations de la ministre, relevant davantage de la propagande politique que de l'analyse économique, sans commentaire ni réserve, paraît surprenant, sinon choquant. Réduire le rôle du principal quotidien national à celui de relais de la communication gouvernementale illustre la crise actuelle des médias français. Quant au choix d'un titre aussi "évocateur", il dénote -en dépit de l'emploi du conditionnel- une inquiétante absence d'analyse critique.