Entretien avec Emmanuel Todd (Télérama) . Face à la concurrence des pays émergents, un "protectionnisme européen raisonnable" s’impose, estime l’historien. Pourquoi l’économie n’est-elle pas au centre du débat électoral ?
Dès 1976, le jeune démographe Emmanuel Todd avait prédit dans "La Chute finale" la décomposition de l’Union soviétique.
En 2002, il règle aussi le sort des Etats-Unis (Après l’empire) et continue de guetter leur effondrement. Et voilà qu’à l’automne dernier, il est parti en guerre contre les « candidats du vide » que sont à ses yeux Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal. Son nouveau combat ? La création d’une aire protectionniste européenne, afin de soulager les classes laborieuses des maux du libre-échange. A voir la virulence des réactions qu’il suscite, il semble que le petit-fils de l’écrivain Paul Nizan et le fils du journaliste Olivier Todd gratte à nouveau là où ça fait mal…
Le 13 septembre 2006, vous déclariez dans une interview au Parisien : « Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy sont “les candidats du vide”. » C’est toujours votre opinion ?
A ce jour, je ne vois pas ce qui pourrait me faire changer d’avis. Je les appelle comme ça non pas pour leur côté people, la brume autour de leur vie de couple, mais pour une absence de discours sur la seule chose qui intéresse et angoisse les Français : le système économique qui a engendré la pression sur les salaires et l’insécurité sociale. Toutefois, il serait injuste de jeter l’anathème sur Sarkozy sous prétexte qu’il dit tout et n’importe quoi, et sur Ségolène Royal parce qu’elle ne dit rien sur l’économie, sans ajouter que François Bayrou les a malheureusement rejoints. Je persiste à dire que s’ils ne mettent pas la question du libre-échange au cœur de leur programme, ils seront à côté de la situation réelle du pays, des souffrances des gens. Cela explique que la campagne ne démarre pas, et que le corps électoral ne suive pas.
Vous dénoncez un « système médiatico-sondagier » qui aurait « imposé » le binôme Sarkozy-Royal...
Dans les phases pré-électorales, avant que les thèmes aient été présentés par les candidats ou les partis, l’électorat populaire est inerte. Les sondages qui ont été réalisés à ce moment-là représentaient l’opinion des classes moyennes, et plutôt des classes moyennes supérieures, parmi lesquelles on trouve les journalistes, les sondeurs… Ces derniers le savaient mais, au lieu de reconnaître que leur boulot ne valait rien, ont préféré dire : « les sondages sont une photographie de l’opinion à un moment donné ». C’est une escroquerie ! Ils suggèrent que l’opinion change, alors qu’on assiste en réalité à un phénomène de formation, de cristallisation d’une opinion populaire qui n’existait pas et qui émerge dans le courant de la campagne.
Mais ce ne sont quand même pas les sondeurs qui ont choisi Ségolène Royal !
Il est vrai que les adhérents n’étaient pas obligés d’écouter les sondages qui leur disaient que seule Ségolène Royal avait des chances. Beaucoup plus qu’il n’a désigné sa candidate, le PS s’est révélé indifférent aux questions économiques. C’est dommage, lorsque l’on voit qu’un Fabius, dans ses derniers discours, a mûri sa réflexion et propose une vraie vision de l’Europe.
Un peu tard…
Oui, mais il ouvre aujourd’hui la voie à une contestation efficace du libre-échange. Et le premier candidat majeur qui abordera le sujet cassera la baraque !
A quoi le voyez-vous ?
A l’automne dernier, j’ai fait quelques interventions radio en faveur de ce que j’appelle « un protectionnisme européen raisonnable ». La montée d’un prolétariat chinois sous-payé a un effet gravement déflationniste sur les prix et les salaires des pays industrialisés et elle n’est pas près d’être enrayée, car la Chine est un pays totalitaire. Il faut donc des barrières douanières et des contingentements provisoires. J’ai été très frappé de la réceptivité de la société française à cette remise en question du libre-échange. Puis Dominique de Villepin m’a demandé d’ouvrir la conférence sur l’emploi par un topo sur le sujet. Lorsque vous intervenez, non plus à la radio, mais au cœur du système, en présence du Premier ministre, du ministre de l’Economie, des syndicats, du Medef, c’est la panique. Tout le monde sent en effet qu’un candidat qui arriverait avec un projet protectionniste européen bien ficelé serait élu, d’où qu’il vienne. Et personne ne peut rire d’une Europe protégée de 450 millions d’habitants, d’autant moins qu’elle pourrait réaliser l’impossible, c’est-à-dire, à l’intérieur de chaque pays, la réconciliation des dirigeants et des groupes sociaux.
Vous avez déclaré que l’émergence du thème protectionniste viendrait plutôt de la droite…
Le Parti socialiste et l’UMP sont tous deux décrochés des milieux populaires et probablement d’une bonne partie des classes moyennes. Ce sont des superstructures qui flottent dans les classes moyennes supérieures. Mais cette oligarchie est coupée par le milieu : le PS représente l’Etat, et l’UMP, le marché. Ceux qui sont bien logés dans l’appareil d’Etat – fonctionnaires de catégorie A, j’en fais partie – ont une indifférence encore plus grande aux maux du libre-échange. A droite, c’est vrai que le capitalisme financier s’en contrefout. Mais ce n’est pas le cas des secteurs de production. N’oubliez pas que le premier théoricien du protectionnisme, l’économiste allemand Friedrich List, était un libéral. Les protectionnistes sont des adeptes du marché, à condition de définir la taille du terrain…
La régulation du marché ne serait pas qu’une histoire de gauche ?
D’abord, il faut rappeler que les socialistes ont une arrogance de bons élèves que n’ont pas les gens de droite. Ils oublient facilement que dans l’histoire des idées économiques, les basculements sont transpartisans ; au début des années 70, la gauche et la droite étaient en faveur d’une économie régulée par l’Etat. Le basculement dans l’ultralibéralisme a fini par toucher tout le monde. Si l’on en vient, comme je l’espère, à l’idée que la protection européenne est la bonne solution, au final, gauche et droite seront d’accord. Reste à savoir qui va démarrer le premier.
Vous avez eu des mots très durs pour « la petite bourgeoisie d’Etat », qui « ne comprend pas l’économie »…
L’une des forces de la France, c’est son égalitarisme, et la capacité de sa population à s’insurger. Cet esprit de contestation explique dans notre pays la suprématie de la sociologie. En revanche, la France n’a jamais été en Europe l’économie dominante, elle a toujours été, depuis le Moyen Age, en deuxième position. La pensée économique française est donc restée à la traîne. Il se trouve que notre unique Prix Nobel d’économie, Maurice Allais, un vieux monsieur, est protectionniste ! Alors on décrète que notre vieux Prix Nobel ne vaut rien en économie… Ne soyons pas naïfs, toutes les rigidités ne sont pas intellectuelles, car deux nouvelles catégories de soi-disant économistes sont apparues : des types issus de la haute fonction publique, d’autant plus adeptes du marché qu’ils ne savent pas ce que c’est, et des économistes bancaires, qui sont en fait des commerciaux dont les intérêts sont imbriqués à ceux du système.
Vous avez prédit en 2003 le déclin américain, qu’on ne voit toujours pas venir…
Je maintiens que si une économie est puissante, cela s’exprime dans l’échange international. Or, les Etats-Unis, avec 800 milliards de déficit commercial, sont déficitaires avec tous les pays du monde, y compris l’Ukraine. Les Etats-Unis, c’est le pays des mauvaises bagnoles, des trains qui vont lentement, où rien ne marche très bien, où il est difficile de faire changer un compteur à gaz en dehors des grandes villes, où la mortalité infantile est la plus forte du monde occidental. Où l’informatisation et la robotisation – c’est masqué par l’essor des ordinateurs individuels – est faible. Là-bas, le discours sur l’économie virtuelle, sur « l’immatériel », est un discours délirant. Parce que l’économie, ce n’est pas l’abolition de la matière, mais sa transformation par l’intelligence.De temps en temps, l’état réel de l’Amérique apparaît : face à un événement comme l’ouragan Katryna, l’économie virtuelle, les avocats, les financiers, pas terrible, hein…
C’est cette Amérique-là qui fascine Nicolas Sarkozy...
Ce n’est pas tant le bushisme de Sarkozy qui est scandaleux, que sa mauvaise maîtrise du temps, son manque d’à-propos, puisqu’il est allé faire allégeance à Bush juste avant que l’énormité de son échec en Irak ne soit reconnue aux Etats-Unis mêmes ; quant à Ségolène Royal, elle a manifesté une vraie rigidité de pensée en refusant pour l’Iran le nucléaire civil aussi bien que militaire. Je ne vois pas comment ces deux candidats pourraient penser le protectionnisme européen, question qui suppose intérêt pour l’économie, mais aussi maîtrise de la politique étrangère, car la première chose qu’il va falloir faire, c’est négocier avec l’Allemagne !
L’économie allemande est repartie. En quoi l’Allemagne aurait-elle besoin du protectionnisme ?
Pour les idéologues du libre-échange, l’Allemagne est le pays qui réussit le mieux. Mais de mon point de vue, c’est celui qui arrive le mieux à se torturer lui-même. Au prix d’une terrible compression salariale, l’Allemagne a abaissé ses coûts de production et gagné des parts de marché en Europe, contribuant à l’asphyxie de la France et de l’Italie.
Elle aurait maintenant tout à gagner à un marché européen prospère, où l’on protège nos frontières, augmente les salaires, gonfle la demande intérieure. Tout cela, il faut le penser, être capable de le négocier. Et je ne ressens pas dans notre binôme cette compétence diplomatique…
Le système libéral peut-il se régénérer ?
Le libre-échange intégral et la démocratie sont incompatibles, tout simplement parce que la majorité des gens ne veut pas du libre-échange. Donc, soit la démocratie gagne et on renonce au libre-échange, soit on supprime le suffrage universel parce qu’il ne donne pas les résultats souhaités par les libéraux. Le seul pays à avoir jamais inscrit dans sa Constitution le libre-échange a été les Etats américains sudistes, esclavagistes. Le Nord, industriel et démocratique, derrière Lincoln, était protectionniste. Normal, puisque le protectionnisme définit une communauté solidaire et relativement égalitaire, alors que le libre-échange suppose des ploutocrates et une plèbe. La Chine a résolu le problème : c’est un modèle totalitaire qui pratique le libre-échange. Avec la Chine, on parle d’un modèle capitaliste imparfait, alors que c’est peut-être le modèle achevé !
Si l’Europe se décidait pour le protectionnisme, comment la Chine réagirait-elle ?
Elle s’écraserait parce qu’elle a trop besoin des machines-outils allemandes. Le rétablissement d’une souveraineté économique aux frontières de l’Europe renforcerait nos capacités de négociation. Le protectionnisme, ce n’est pas l’autarcie, on définit des zones de protection, tout peut se négocier. Ce n’est pas un univers idéologique, contrairement au libre-échange qui prétend avoir une recette universelle pour tous les produits.
Autre sujet polémique, l’Iran, que vous déclarez depuis 2002 être engagé « dans un processus d’apaisement intérieur et extérieur »…
En octobre, dans Marianne, je disais : Ahmadinejad et ses horreurs sur l’Holocauste, ce n’est que la surface des choses, il faut faire le pari d’un Iran avec de vraies virtualités démocratiques, associé à sa spécificité chiite, parce que le chiisme, culture du débat, de la révolte, est une bonne matrice pour la démocratie. Or, que s’est-il passé ? Ahmadinejad s’est pris une claque électorale. Vous remarquerez d’ailleurs que l’Iran, où l’alphabétisation des femmes a fait chuter la fécondité à 2,1, où les étudiants sont en majorité des étudiantes, est un pays qui n’arrête pas de voter ! Il faut donc continuer à dire tout le mal qu’on pense d’Ahmadinejad, mais résister aux provocations, ne pas se laisser entraîner par les Etats-Unis dans une confrontation.
Pourquoi l’Europe devrait-elle se rapprocher de l’Iran ?
L’objectif des Etats-Unis n’était pas seulement de faire la guerre en Irak mais d’entraîner Français et Allemands dans cette guerre, et ils feront de même avec l’Iran. Par ailleurs, l’intérêt des Iraniens est d’importer des machines-outils européennes, celui des Européens, inquiets de la prédominance de la Russie dans leurs approvisionnements énergétiques, est d’avoir un deuxième partenaire. Ma position traduit un désir de paix mêlé d’une géopolitique raisonnable. Mais je crains que les Américains n’attendent la présidentielle française pour déclencher leur attaque sur l’Iran, une fois débarrassés de Chirac. Il faut donc absolument contraindre nos deux candidats à dire ce qu’ils feraient en cas d’attaque américaine.
Le goût de la prospection, d’où vous vient-il ?
De formation, je suis historien. C’est normal de vouloir connaître la suite de l’histoire non ? Je ne suis jamais allé en Iran, et je n’étais pas allé en Union soviétique avant d’annoncer l’effondrement du système, mais je ne suis pas davantage allé dans le XVIIIe siècle. Sur ces pays, je travaille en historien, à travers des documents, des paramètres, des statistiques. Et je prolonge des tendances… Tous les historiens ne se promènent pas dans le futur immédiat… On va souvent vers l’histoire pour échapper au présent, pour se réfugier dans le bruit et la fureur des événements d’autrefois. Mais quand on parle à des médiévistes, on s’aperçoit qu’ils ont une vision aiguë du présent. Simplement, ils n’ont pas le goût de faire ça. Il faut dire que le présent est très inquiétant. En ce moment, je travaille sur les systèmes familiaux du passé, et quand j’essaie de dater l’émergence de la famille communautaire en Chine, dans mon petit bureau, avec mes petites cartes, je me sens protégé.
Propos recueillis par Vincent Remy - Télérama (2 mars 2007)