Table ronde avec : Maryse Dumas, secrétaire confédérale de la CGT, Bruno Julliard, président de l’UNEF, Pierre Laurent, directeur de la rédaction de l’Humanité, Michel Manent, directeur juridique des relations sociales et de la prévention du groupe ADIA (travail temporaire).
Propos recueillis par Ixchel Delaporte dans Humanité.fr [ 10/03/07 ]
Rappel des faits
Lyon (Rhône),
Les quatrièmes assises de la presse écrite et de la jeunesse ont eu lieu mercredi dernier à la Cité internationale des congrès de Lyon.
Une journée riche en débats, avec la présence de treize titres de la presse quotidienne nationale. À l’origine de cette manifestation annuelle : l’association Graines de citoyens. Elle organise ces assises, depuis 2004, pour « permettre aux jeunes de débattre des grands enjeux de notre société, en présence de représentants de toute la presse quotidienne nationale et des personnalités invitées ».
Dans le grand hall de la Cité des congrès, tous les journaux du jour, partenaires de l’opération, sont disponibles. On y croisait de très jeunes élèves, à peine âgés de douze ans, et une grande majorité de lycéens et d’étudiants avec deux ou trois journaux sous le bras. Après un premier cycle de débats concernant la qualité de l’information sur le progrès et les risques de la science, sur la question du rapprochement entre entreprises et système éducatif, le dessin de presse, et enfin le modèle familial, un deuxième cycle de débats s’ouvrait sur la citoyenneté, les ONG, les nouvelles technologies, la culture et l’emploi. Lors de ce dernier débat, la présence de plus de 200 jeunes a marqué le fort intérêt qu’ils portent à une question aussi cruciale que celle de leur avenir professionnel. La très large participation témoigne des inquiétudes liées à la précarité de l’emploi, perçue par beaucoup comme une fatalité.
Pour répondre à leurs questions : Maryse Dumas, secrétaire confédérale de la CGT, Bruno Julliard, président de l’UNEF, Pierre Laurent, directeur de la rédaction de l’Humanité, et Michel Manent, directeur juridique, des relations sociales et de la prévention du Groupe ADIA (travail temporaire).
I. D.
Quelle réalité ?
Maryse Dumas : « Pour mesurer la réalité de la précarité, il faut commencer par la définir. La précarité consiste en une difficulté à trouver un emploi qui, de surcroît, peut se voir supprimé d’un jour à l’autre. On peut aussi avoir plusieurs petits boulots parce qu’un seul ne suffit pas pour vivre. Le fait que de nombreux jeunes vivent dans ces situations précaires relève d’une politique de l’emploi délibérée. Le chômage des jeunes et des seniors est particulièrement élevé. Au milieu, les trente-cinquante ans sont moins au chômage mais ont une plus forte productivité. Les employeurs se servent de cette frange-là pour les mettre en concurrence avec les jeunes. »
Michel Manent : « Je comprends le message de Maryse Dumas. Je partage sa définition globale de la précarité mais je ne partage pas son pessimisme. C’est vrai que c’est difficile mais je ne voudrais pas que vous pensiez que le monde est uniquement fait de précarité. Je suis persuadé que beaucoup d’entre vous trouveront du travail. Une fois qu’on entre dans le marché, le plus important est d’y rester. C’est difficile d’enchaîner les petits boulots mais je reste convaincu que les jeunes doivent être capables de changer de travail. C’est un atout nécessaire. C’est une donnée à laquelle les jeunes n’échapperont pas. »
Bruno Julliard : « Les entreprises recrutent le profil qu’elles recherchent avec ou sans aides de l’État. Les nouvelles politiques ciblées à l’égard des jeunes recommencent. On pose souvent la question des deux jeunesses. Il y aurait celle des banlieues défavorisées et une jeunesse protégée. Le phénomène social du chômage est partagé par une seule et même jeunesse. Pour acquérir une certaine autonomie avec un emploi stable, il faut compter plusieurs années. »
Une fatalité ?
Maryse Dumas : « Si on regarde la réalité, on s’aperçoit que beaucoup de jeunes concernés par la précarité ont en majorité des emplois temporaires ou des CDD. Les choses peuvent changer par des actions collectives. L’exemple du CPE montre bien qu’on peut gagner et inverser le rapport de forces. À mon sens, il est possible de peser sur les choix politiques et économiques. Dites-vous bien que l’économie ne marche pas sans vous. Les salariés veulent apporter leur part à la société, ils veulent être reconnus avec de vrais salaires. Si nous sommes assez nombreux, nous pouvons faire basculer les choses et transformer la société. »
Pierre Laurent : « Ce débat pose un vrai choix de société. Dans quel monde veut-on vivre ? L’évolution professionnelle ne sera forcément pas la même au XXIe siècle. Il est fort probable que les gens évoluent plus d’une fois. Les temps de vie ne sont plus les mêmes. Dans le cadre de ces évolutions, veut-on une précarité généralisée ou n’est-il pas plus audacieux d’inventer un autre type de rapport au travail de façon à sécuriser le parcours professionnel ? Aujourd’hui, il y a un chantage aux jeunes en leur faisant accepter, qu’ils le veuillent ou non, une société précaire. D’autant que le mouvement de la précarisation touche les salariés de toutes les entreprises. Or il est possible d’inventer d’autres modèles avec une sécurisation de l’emploi et de la formation tout au long de la vie professionnelle. »
Dans la salle :
Un jeune homme assis au premier rang prend la parole. Pour lui, le fait que les jeunes soient au chômage résulte de leur manque de formation. « C’est pas étonnant que 21 % des jeunes au chômage n’aient pas de diplômes. On est dans un monde en pleine mutation. La flexibilité est une composante inhérente à notre société. Si nous ne nous adaptons pas aux contraintes extérieures, nous ne sortirons pas de la précarité. Il faut accepter d’être plus flexible et faire en sorte que cela devienne un avantage », lance-t-il, agité, aux - participants.
Quelle flexiblité ?
Maryse Dumas : « Il faut distinguer flexibilité et mobilité. Mon syndicat, la CGT, s’est prononcé pour une mobilité accrue avec un accès à la formation continue sans perte de salaire. La flexibilité signifie que votre employeur peut vous demander à tout moment de venir travailler tel jour et annuler tel autre. Il peut aussi sec vous mettre à la porte. Les politiques européennes prônent plus de flexibilité mais la développer ne donne pas plus d’emplois. Ce monde-là, il ne faut surtout pas s’y adapter. Il vaut mieux revoir les conditions de travail à la hausse et non le contraire. »
Michel Manent : « Il faut avoir ses propres rêves, définir son horizon professionnel, peut-être même créer son entreprise. C’est vrai qu’il existe des barrières socio-économiques. Mais ne vous arrêtez pas à ça. Votre horizon n’est pas bouché. Il y a par exemple la solution de l’alternance et de l’apprentissage d’un métier. »
Bruno Julliard : « Il n’y a pas de fatalité. C’est bien de rêver mais quand on sait qu’un étudiant sur deux est obligé de travailler pour financer ses études, ce n’est pas si évident. »
Dans la salle :
Une jeune femme de vingt-cinq ans lève la main aussitôt. D’une voix claire, elle explique tous les obstacles qu’elle rencontre pour trouver un travail. « Sans cesse, on me reproche mon manque d’expérience. Mais comment faire à vingt-cinq ans pour avoir cinq ans d’expérience en plus des études ? On ne peut pas tout faire... » Puis Maxime, jeune lycéen, interroge : « Que peut-on faire alors ? Est-ce que les diplômes peuvent nous sauver de la précarité ? »
Quels diplômes ?
Pierre Laurent : « Les diplômes sont protecteurs mais de moins en moins. On peut être très diplômé et éprouver les plus grandes difficultés à trouver un travail. Est-ce parce que les jeunes ne sont pas suffisamment préparés ? Je ne pense pas. Le modèle économique est hyperconcurrentiel. Il existe une pression constante sur le niveau des salaires. Pour changer cela, il faudrait procéder à une harmonisation sociale vers le haut et exiger plus de garanties sociales. Plus on se soumet au modèle néolibéral, plus les garanties sont revues à la baisse. Plus on résiste, plus les garanties peuvent être revues à la hausse. »
Michel Manent : « Je ne veux pas vous présenter un monde à la Disneyland. Mais il y a de la place pour tous. Évidemment ceux qui n’ont pas de diplômes auront plus de difficultés à entrer dans le marché du travail. Le changement, c’est ce qui nous guide. »
Maryse Dumas : « Un salarié, quel qu’il soit, a droit à un salaire, à des formations et aux droits sociaux. Ces droits doivent être attachés à la personne du salarié. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Les droits dépendent de la nature de l’entreprise. Chaque être humain possède les mêmes droits à vivre de son travail. Notre société élimine ceux qui ne sont pas les plus productifs. »
Quel contrats pour quelles entreprises ?
Dans la salle :
Un jeune étudiant en droit prend le micro. Il a entendu parler, lors des débats de la campagne présidentielle, du contrat de travail unique. « Qu’en pensez-vous ? » lance-t-il. D’autres encore insistent sur les propositions concrètes à apporter au problème du chômage des jeunes. « Comment financer des aides à l’emploi avec la dette que porte la France ? » entend-t-on. Enfin, une jeune fille introduit un sujet jusque-là peu abordé : « Les étrangers, dit-elle, timide, ils ont du mal à trouver du travail... Comment on fait ? » « Quelle est votre question, interrompt Caroline Carissoni, rédactrice en chef des Clés de l’actualité, modératrice du débat. Vous voulez parler de la discrimination que subissent les jeunes issus de l’immigration ? » « Oui, je ne sais pas, enfin, comment on fait ? » réitère-t-elle.
Michel Manent : « Moi, je crois qu’il faut commencer par arrêter de dévaloriser le travail manuel. Par exemple : carreleur. C’est un métier où il y a des débouchés. Un jeune qui apprend ce métier, un jour, il deviendra peut-être chef d’entreprise. Je ne veux pas que vous sortiez de ce débat en vous disant que tout est bouché. Il faut arrêter de se faire des noeuds au cerveau. Les chefs d’entreprise ne sont pas des gens qui prennent les jeunes pour les payer pas cher et les licencier ensuite... »
Bruno Julliard : « Pour répondre à la jeune fille qui posait la question des discriminations, bien sûr qu’elles existent. Et même si je ne suis pas pour la discrimination positive, je pense qu’il faut punir ceux qui ne respectent pas les quotas. Il faut aussi multiplier les inspecteurs du travail. »
Pierre Laurent : « Le débat n’est pas pour ou contre les entreprises. Mais accepter l’engrenage de la flexibilité, c’est accepter le nivellement par le bas. Depuis dix ans, tous les sous-traitants ont accepté des conditions de plus en plus dures avec des logiques d’écrasement des coûts. Aujourd’hui, on voit que ce sont elles qui payent le plus cher et où le gâchis est le plus important. Notre société ne peut pas se permettre de vivre dans l’insécurité. »
Quelles aides à l’emploi ?
Dans la salle :
Une élève de terminale enfonce le clou : « Je voudrais savoir comment m’y prendre si je souhaite me diriger vers une voie déjà assez précaire... » Une autre jeune fille lance sans détour : « Moi, je trouve anormal que les personnes qui sont au chômage gagnent autant qu’une personne qui travaille... » Un murmure parcourt la salle. Une autre jeune étudiante, issue d’un bac professionnel, s’adresse à Michel Manent : « C’est bien beau l’apprentissage, mais on n’a pas tous envie d’aller faire carreleur... » Des rires éclatent de tous côtés.
Michel Manent : « J’admire votre franchise... Quant à la jeune fille qui demande si elle doit aller dans une filière précaire, j’ai envie de dire : "N’y allez pas." Il faut prévoir et réfléchir dans quelles filières les entreprises recruteront demain pour profiter de l’effet d’aubaine. Par exemple, dans les années à venir, on aura besoin de commerciaux... Mais il faut avoir les savoirs minimum, comme la pratique de l’anglais. »
Dans la salle :
Des mains se lèvent. Le débat s’anime et les témoignages s’enchaînent. Une étudiante réagit : « Vous dites que les diplômés ont plus de chances d’avoir du travail. Eh bien, je fais l’expérience contraire. J’ai bac + 5 et deux ans d’expérience. Je n’ai pas droit au RMI parce que je suis trop jeune, et dans les boîtes d’intérim, on me répond que je suis trop diplômée. » Camille, étudiant d’une école de commerce, s’adresse à Bruno Julliard : « Vous dites que pour financer des programmes spéciaux par l’État, il faut taxer les entreprises. Mais c’est une atteinte grave à la liberté privée individuelle. Il n’y a pas de honte à faire du profit. »
Maryse Dumas : « Je ne pense pas qu’il faille faire des prévisions en fonction des besoins des entreprises car les besoins d’aujourd’hui ne sont pas ceux de demain. Qu’une entreprise cherche à faire des bénéfices me paraît normal, ce qui me pose problème, c’est la façon dont ils sont répartis. Pour répondre à la jeune fille sur la question des chômeurs. Ils ne choisissent pas le chômage. Ce sont les revenus qui sont insuffisants pour vivre. C’est pourquoi il est indispensable de revaloriser la grille des salaires. »
Bruno Julliard : « On peut critiquer un système économique tout en sachant qu’il existe des entreprises qui ont des pratiques respectables. En ce qui concerne le contrat de travail unique, tout dépend à quelles conditions. Enfin, pour financer des aides à l’emploi, je n’ai pas le sentiment que les entreprises soient trop taxées. Quand on voit que Total a dégagé un bénéfice net record de 12 milliards de dollars l’an dernier, il ne me semble pas incongru de taxer des entreprises comme celle-là. »