Même s'il la juge trop dépendante intellectuellement de l’establishment, l'historien et démographe estime indispensable que la gauche gagne les élections. Entretien dans l'Humanité du 5 avril
Nous savons que les Français se passionnent pour la campagne actuelle, mais, après avoir observé des phases successives sans réel dénominateur commun, nous percevons toujours plus ou moins confusément comme une absence de " sens ", une sorte de " brouillard " généralisé. Partagez-vous ce sentiment ?
Oui, c’est frappant. Nous sommes très proches du premier tour mais la campagne n’est toujours pas structurée. Curieusement, nous cherchons en vain le ou les thèmes centraux dominateurs chez les candidats. Nous ne voyons que des catalogues de propositions fluctuantes, voire contradictoires. Du coup, la campagne " n’accroche " pas. J’observe une chose fondamentale, qui n’a pas varié depuis des mois : les inquiétudes des Français tournent autour des domaines de l’économie, de la globalisation, de l’emploi, des salaires, etc. Les Français attendent donc une réponse aux problèmes du capitalisme redevenu fou, et je ne vois pas cette question émerger vraiment dans la campagne. L’image que j’ai en tête, c’est plutôt celle d’un avion sur le point d’atterrir et qui est en train de traverser les nuages. Et l’inquiétude est légitime car nous ne savons pas trop ce qui se passe, d’autant que les sondages d’opinion sont peu fiables, quels que soient leur mode de fabrication et d’interprétation. Les Français attendent donc que l’avion pose ses roues sans vraiment savoir s’il y a bien une piste d’atterrissage sous les nuages. Situation curieuse.
Contradiction apparente : depuis le surgissement du " non " au référendum, nous savons que la contestation antilibérale n’a jamais été aussi grande. Pourtant, les candidats qui émergent pour l’instant sont soit des accompagnateurs du libéralisme, soit des exaltés du libre-échange...
Vous avez raison. Il y a quelques semaines, j’ai, sans effet, apporté ma pierre au débat en souhaitant une remise en cause radicale du libre-échange par le biais d’un protectionnisme européen, idée que la France pourrait porter à l’échelle du continent. Lors du référendum, le " non " franc et massif a mis en évidence combien la classe dirigeante et les commentateurs conformistes de l’actualité politique sont à côté du pays, voire en conflit avec les préoccupations des Français. Reste une question : quelle était la signification profonde et durable de ce " non " ? Nous connaissons à peu près la sociologie de ce vote, sa cartographie. Mais ceux qui " parlaient " pour ce " non " étaient très divers. De gauche et d’extrême gauche, de droite et d’extrême droite. Il est impossible de dire avec une précision scientifique si ce qui dominait était la révolte contre le capitalisme fou - je préfère cette formule à " antilibéralisme " - ou une tendance xénophobe dont nous avons aperçu des traces lors des fantasmes sur le plombier polonais, avec ses marqueurs contradictoires : contestation du libre-échange, pression exercée sur les salaires, qui évoquait tout un monde de délocalisations ou de concurrences déloyales, etc., mais aussi une dimension nationale pour ne pas dire nationaliste, d’autant plus troublante qu’elle était interne à l’Europe. C’est pour moi une question importante, car nous traversons une crise considérable. Crise de civilisation ? Du capitalisme ? Ce que nous observons, en tous les cas, c’est une montée de l’anxiété, une progression de l’individualisme, un doute d’avenir. C’est quelque chose que l’Europe a déjà vécu, avant la guerre de 14-18, entre les deux guerres. Or, ce genre de crise peut nous conduire soit vers la contestation radicale du système économique, c’est-à-dire la désignation du vrai mal, avec l’idée d’une prise de contrôle et de réappropriation de l’économie, soit vers la xénophobie, autrement dit la recherche puis la désignation de bouc émissaires.
Une sorte de " révolution nationale " ?
Si vous voulez. La société française, comme toutes les sociétés développées mais déstructurées par un ultralibéralisme qui affole les gens, est confrontée à ce dilemme. Nous le vivons de manière très concrète en France. D’un côté une réelle perception des conflits de classes, par exemple ce qui s’est passé pendant le CPE. D’un autre côté une xénophobie dont on ne peut pas dire qu’elle régresse. Je suis extrêmement déçu par le déroulement de cette campagne électorale. Et l’une des choses que j’attends avec inquiétude, comme chercheur, c’est le score du Front national. Si le " non " à la constitution était un " non " à prédominance " conflit de classe " durable, c’est formidable. Hélas, à voir la pulvérisation des représentants du " non " de gauche et leur incapacité à proposer une alternative commune, les conditions ne sont pas réunies. Je le dis d’autant plus tranquillement que je ne suis pas pessimiste par principe. Si nous assistons bien à une représentation de la société qui hésite entre la contestation du système économique - qui est la voie efficace, rationnelle et raisonnable - et la recherche de boucs émissaires, il est clair que la tentative de Nicolas Sarkozy de structurer le débat à la dernière minute sur la question de l’identité nationale est parfaitement monstrueuse. Pour la première fois, peut-être, on cesse de voir Sarkozy comme un politicien insignifiant, ridicule, qui a perdu toutes les élections auxquelles il a participé hors de Neuilly, ce qui est la réalité : Sarkozy est une catastrophe électorale. J’ai toujours pensé et je pense toujours qu’il a assez peu de chance de faire un gros score, je serai même très surpris qu’il fasse autant que Chirac en 2002. Sarkozy est pour moi un objet électoral non testé. Par contre, la mise au centre dans le débat électoral d’une thématique xénophobe, ethnique, est quelque chose d’incroyable. Cet homme a pris la responsabilité de ramener le débat dans des thématiques de sortie de la réalité. En ce sens, il pourrait incarner une rupture historique pour la société française. D’autant que ce qu’il vient de faire risque de profiter au Front national...
À propos de valeurs : Ségolène Royal n’a-t-elle pas entretenu un doute philosophique en utilisant justement des thématiques et des mots ambigus ?
Oui, c’est au moment où le Parti socialiste aurait dû regarder un peu plus sur sa gauche, disons pour rétablir le " contact " avec les milieux populaires et les classes moyennes, qu’il a dévié sur la droite. (Il réfléchit - N.D.L.R.) Pardonnez-moi, mais la gauche de la gauche n’a pas tellement fait mieux en ne suscitant ni crédibilité ni espoir, à la fois dans sa rhétorique comme dans ses programmes économiques. Son absence de programme crédible est d’ailleurs son principal handicap. Je suis atterré de voir l’incapacité de la gauche de gauche à réfléchir à des notions simples comme le protectionnisme européen. Il faut bien voir la société française telle qu’elle est : atomisée, fragmentée, sans idéologie collective de gauche structurée. Par moments, je vois la gauche de gauche elle aussi prisonnière de l’establishment, avec les mêmes ornières. Cela étant, dans un tel contexte, rappelons que la gauche n’est pas la droite et je préfère un parlement à dominante socialiste qu’à dominante UMP, même si, économiquement, les différences ne sont parfois pas très claires. Je dirais même qu’une victoire de la gauche est très indispensable !
Curieusement, vous ne parlez pas du tout de François Bayrou...
Voilà un personnage qui peut apparaître comme sympathique, certes. Mais depuis les événements à la gare du Nord et, surtout, depuis que Sarkozy est redevenu une menace pour notre pays en mettant au coeur de sa campagne l’identité nationale et l’immigration, la France n’a plus besoin de deux candidats anti Sarkozy...
Pensez-vous toujours que le système politique actuel est en cours d’ " explosion " ?
Ce qu’il y a de fascinant, c’est cette espèce de décalage entre les propositions de représentation et l’évolution de la société elle-même. La société évolue vers une radicalisation des conflits économiques. Que voit-on ? Une montée des inégalités sociales pendant qu’une minorité du haut de la structure sociale s’empiffre. En termes de radicalisation, dans leur genre, je constate même une impatience de ces classes supérieures. C’est ainsi que j’essaierai d’interpréter la dérive à droite des intellectuels, qui, sans être milliardaires, font partie de ces classes supérieures et suivent le mouvement. Pourtant la montée des inégalités n’est pas un fantasme. Ceux d’en bas ont de moins en moins. Ceux d’en haut ont de plus en plus. Bien sûr, notre tradition de révolte nous fait croire, espérer que ça ne peut pas durer, mais le climat actuel risque de nous conduire plutôt à une confrontation qu’à une résolution des problèmes économiques. Les classes souffrantes sont de plus en plus nombreuses et l’expriment parfois. La fronde anti-CPE. Les révoltes dans les banlieues. Je le répète : notre société est en cours de radicalisation. N’oublions jamais que dans le système actuel il y a des gens qui profitent et qui, eux aussi, sont de plus en plus radicaux dans leur envie d’en profiter ! Dans ce contexte, c’est donc assez surprenant de voir des propositions de représentation qui dérivent toutes, à partir de leur point de départ, vers la droite. La droite UMP, par rapport à la " vieille " droite gaulliste ou giscardienne d’autrefois, s’est incroyablement radicalisée à droite et n’hésite pas à le revendiquer. La droite est plus à droite. Ce qui est d’ailleurs troublant pour moi, c’est la fidélité aveugle des membres de l’UMP envers Sarkozy, l’abolition des oppositions, la transformation du grand parti de droite en bandes de groupies d’un agité radical libéral !
Des traces bonapartistes ?
Non, c’est autre chose. Bonaparte incarnait une version autoritaire de certaines " valeurs " françaises dominées, malgré tout, par l’égalité. Sarkozy n’est plus du tout dans les valeurs de l’égalité. Il a été faire allégeance à Bush, il est le copain des grands patrons : c’est l’homme de l’inégalité. En ce sens il est sorti du système culturel français. C’est d’ailleurs l’une des autres raisons pour lesquelles je pense que ça ne peut pas aller bien loin pour lui. Son prélogiciel idéologique est plus qu’inquiétant. Il a été bushiste atlantiste. Après, dans ses discours écrits par Guaino, il a été national républicain. Ensuite, avec l’immigration, il est devenu pétainiste... Avec lui, on ne peut s’empêcher de penser à ceci : la " libération " de style qui consiste à changer de programmes tout le temps, à raconter tout et n’importe quoi, c’est une méthode politique qui, dans l’histoire européenne, a été initiée par les fascistes.
Dernier livre : Après l’empire. Essai sur la décomposition du système américain - Éditions Gallimard.