En 1968 la jeunesse scandait : "l'imagination au pouvoir". Trente-neuf ans plus tard, Nicolas Sarkozy invente un Mai 68 imaginaire. Il impute aux célèbres "Evènements" la responsabilité de tous les maux qui nous assaillent, jusqu'à et y compris, les parachutes en or et les retraites-chapeau que s'accordent certains de nos managers. Convoquer des évènements vieux de 40 ans pour expliquer nos difficultés actuelles est particulièrement inepte. C'est comme si l'on imputait à l'affaire Dreyfus la responsabilité de notre "étrange défaite" de 1940.
Mai 68 n'a rien à voir avec la caricature haineuse qu'en fait Sarkozy. Le mouvement étudiant et ouvrier ne se soulevait pas alors contre toute forme d'autorité, mais contre les formes les plus autoritaires d'exercice du pouvoir : dans la famille, dans le couple, dans la cité, dans l'entreprise. A l'autoritarisme pesant de la France gaulliste, il opposait, non pas le vide du pouvoir, mais une autorité fondée sur le consentement, le dialogue, la négociation, la compétence, l'élection.
Ce mouvement n'était pas contre toute la morale, il ne confondait pas "le Bien et le Mal, le vrai et le faux, le beau et le laid", comme le clame, sans rire, Nicolas Sarkozy. Il s'élevait contre la morale rigoriste et répressive qui prévalait alors, cette morale traditionnaliste qui interdisait la contraception et l'avortement, les relations sexuelles avant mariage, et faisait de l'homosexualité un délit.
Ce mouvement n'était pas niveleur, il vomissait le "socialisme de caserne" qui sévissait à l'Est de l'Europe. Mais il contestait toutes les formes injustes de discrimination. Il luttait pour la réelle égalité de droit et de chance entre les hommes et les femmes, quelle que soit leur classe sociale, leur couleur de peau, leur préférence sexuelle.
Le mouvement de Mai 68 n'était pas cynique, mais idéaliste et romantique. Il récusait l'idéal de la société de consommation en plein essor -produire toujours plus et plus vite des marchandises de moins en moins utiles. Il rejetait l'existence terne dont cet idéal était porteur : "métro-boulot-télé-dodo". Au sommet de sa hiérarchie des valeurs, il plaçait l'accomplissement de soi, dans le faire non dans l'avoir. Imputer à ce mouvement "le culte de l'argent roi, du profit à court terme, de la spéculation, les dérives du capitalisme financier", comme le fait Nicolas Sarkozy , voilà bien le comble du cynisme !
Le mouvement de Mai 68 était individualiste, dans le sens où il voulait émanciper l'individu de la tradition et des grandes machines de pouvoir existantes. Mais son individualisme n'était pas égoïste, il était indissociable d'une nouvelle organisation de la société. Les enfants de Mai 68 voulaient substituer un ordre meilleur à l'ordre injuste des choses, ils ne se repliaient pas sous leurs tentes.
Comme tout authentique mouvement de masse, ce mouvement de mai fut hétérogène, bigarré et, dans certaines de ses composantes, passablement délirant. Il s'est exprimé dans un langage marxiste, courant à l'époque, qui lui donne aujourd'hui une touche d'étrangeté. On peut chercher à le stigmatiser en le réduisant à ses composantes les plus farfelues. Mais dans son courant principal Mai 68 fut un grand mouvement de démocratisation, de libéralisation et de modernisation de notre société. C'est pourquoi, malgré les campagnes de discrédit récurrentes de la droite, son rayonnement reste si fort.
Après sa défaite politique en juin, ce mouvement va produire encore longtemps ses effets, dans le champ social, culturel et sociétal. Ses militants vont donner naissance à tout un ensemble d'associations activistes -Mouvement de libération des femmes (MLF), Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire (FHAR), Comité d'Action pour les Prisonniers (CAP), mouvement écologistes, régionalistes, comités de locataires, de soldats, de consommateurs, d'usagers des transports en commun, etc.- qui transformèrent en profondeur la société française.
Le bilan de Mai 68, c'est d'abord une série de conquêtes politiques et juridiques : liberté de la contraception et de l'avortement, autorité parentale conjointe sur les enfants, possibilité pour les femmes d'ouvrir un compte en banque sans autorisation préalable du mari, droit à l'égalité professionnelle entre homme et femme, reconnaissance des droits des homosexuels, prise en compte des cultures régionales. C'est ensuite tout un ensemble de conquêtes sociales, obtenues par la plus grande grève générale de l'Histoire de France : mensualisation des salaires, reconnaissance de la section syndicale d'entreprise, augmentation de 35% des plus bas salaires, création du SMIC, formation permanente, indemnisation totale du chômage...
Tourner la page de Mai 68, sans doute. Mais ni plus ni moins que celle de 1936 ou de 1945 : en en conservant l'inspiration et la ferveur.
Tribune publiée dans Le Figaro, le 4 mai 2007