Par Grégory Rzepski et Antoine Schwartz respectivement coanimateur d’Action-Critique-Médias (ACRIMED) et chercheur en sciences sociales.
Source : Le Monde diplomatique (Juin 2007)
. La défaite de Mme Ségolène Royal lors de l’élection présidentielle française du 6 mai dernier a relancé de très vieux débats sur l’identité du Parti socialiste. Face aux attraits de M. Nicolas Sarkozy, capable de séduire le Front national et d’enrôler des personnalités comme M. Bernard Kouchner, les dirigeants de gauche semblent singulièrement désorientés. Certains d’entre eux recommandent une adhésion plus ostensible à l’économie de marché et une alliance avec le centre. L’idée n’est pas vraiment inédite...
« Un printemps français. » Au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle, la quasi-totalité des éditorialistes a célébré, à la manière de Jacques Attali dans L’Express, une bipolarisation de la vie politique française autour de deux formations « modérées ». Laquelle ferait, enfin, de la France une « démocratie moderne » [1]. La nomenklatura médiatique s’est en particulier réjouie des mauvais résultats des candidats situés à la gauche du Parti socialiste (PS). Selon Bernard‑Henri Lévy, dans son « Blocnotes », la marginalisation du courant antilibéral a permis de « casser la gauche pour vaincre la droite », de « briser l’homonymie qui donne le même nom ‑ la "gauche" ‑ aux héritiers de Lénine et de Jaurès » [2].
La défaite de Mme Ségolène Royal au second tour de l’élection a ensuite conduit ces même faiseurs d’opinion à déplorer l’« immobilité doctrinale » du PS et sa « négligence à l’égard du centre. » D’après Jacques Julliard, directeur adjoint du Nouvel Observateur, la candidate aurait perdu « parce que la gauche est trop à gauche pour s’élargir vers le centre, seul lieu où elle pourrait gagner des renforts ».
Même tenu par un ancien historien comme Julliard, le discours de la « modernisation » et de l’élargissement du PS est avant tout... idéologique. Négligeant l’importance du « vote utile » dans le résultat de Mme Royal au premier tour, cette thèse avance qu’il n’y aurait plus de « renforts » à la gauche du PS. Mais surtout, bien qu’elle se prétende innovante, son analyse rejoue une rengaine très ancienne. Dans l’histoire socialiste, la question de l’« ouverture » s’est en effet posée à maintes reprises. Or les précédents se sont souvent révélés coûteux, à la fois politiquement et électoralement.
Condamnés à vivre ensemble.
Entre mai 1947, date de la révocation des ministres communistes par le président du conseil socialiste Paul Ramadier, et le retour au pouvoir du général de Gaulle onze ans plus tard, la « troisième force » gouverne le pays. Il s’agit d’une coalition de socialistes et de centristes qu’on prétend alors « condamnés à vivre ensemble » face aux assauts des gaullistes et des communistes. Le gouvernement déclenche la guerre d’Indochine et celle d’Algérie. Il réprime aussi, parfois férocement, nombre de grèves, dont celle des mineurs en 1947‑1948. Au moment de mourir, en 1958, ce régime ne compte guère de défenseurs, y compris chez les socialistes.
Anticipant l’élection en 1965 du président de la République au suffrage universel, des journalistes « modernisateurs » de L’Express (Jean‑Jacques Servan‑Schreiber, Françoise Giroud) et des technocrates du Club Jean‑Moulin tentent, à partir de septembre 1963, d’imposer à la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO, le parti socialiste de l’époque) la candidature de Gaston Defferre, maire de Marseille grâce à une coalition municipale socialo‑centriste. Ils espèrent ainsi ressusciter un rassemblement de « troisième force » susceptible d’endiguer la tentation montante d’une alliance entre la SFIO et le Parti communiste français (PCF). Le projet échoue. Profitant du vide ainsi créé, François Mitterrand devient le candidat de la gauche unie dès le premier tour de l’élection présidentielle de décembre 1965. Il obtient alors 32,24 % des suffrages, contre 42,72 % au général de Gaulle, lequel est réélu.
En 1 969, le maire de Marseille se présente à l’élection présidentielle suivante, avec le soutien de Pierre Mendès France, dont il a promis de faire son premier ministre en cas de victoire. La modernisation idéologique et la « rigueur » financière sont une nouvelle fois à l’ordre du jour : « On les voit tous les deux, raconte un observateur, assis derrière une table comme deux instituteurs assénant des leçons d’économie à grand renfort de statistiques [3]. » Le score obtenu (5,08 % des voix) paraît d’autant plus humiliant que le candidat communiste, Jacques Duclos, 73 ans, plein de faconde, prosoviétique et médiocrement soucieux de gestion orthodoxe, réunit, lui, 21,52 % des suffrages. Créé en 1969, dans le sillage de la déroute de Defferre, le PS fait le choix de l’union de la gauche au congrès d’Epinay en 1971. Cette stratégie le conduit, dix ans plus tard, à la victoire le 10 mai 1981. Et Defferre devient ministre de l’intérieur...
La question des alliances se pose de nouveau à partir de 1984, quand les communistes quittent le gouvernement. Le PS, qui détient la majorité des sièges à l’Assemblée nationale entre 1981 et 1986, est devenu hégémonique à gauche. Mais, l’année précédente, le « tournant de la rigueur » a eu lieu, rapprochant, sur le fond, socialistes et centristes. En juin 1984, l’éditorialiste de centre droit Alain Duhamel peut féliciter le chef de l’Etat du chemin parcouru : « De 1981 à 1984, François Mitterrand a effectué un impeccable quart de tour à droite idéologique [4]. »
Quelques semaine plus tôt, le sociologue Alain Touraine, intellectuel marquant de la « deuxième gauche » [5],faisait lui aussi part de sa satisfaction : « Le mérite de notre gouvernement sera de nous avoir débarrassés de l’idéologie socialiste. (...) Ce n’est pas l’alliance socialo‑communiste qui transformera la France, c’est l’alliance de la gauche modernisatrice et soucieuse de justice sociale avec le courant libéral innovateur et ouvert sur la concurrence internationale [6]. » Jugement avisé ? Le 17 juin 1984, à l’occasion des élections européennes, le PS n’obtient que 20,75 % des voix ; son partenaire communiste à peine plus de la moitié (11,20 %). En revanche, la droite triomphe avec 43,02 %, et le Front national, inexistant trois ans plus tôt, accède sans coup férir au rang de formation importante (10,95 %).
En mai 1988, au terme de deux années de cohabitation tendue avec un gouvernement de droite dont il exploite les outrances libérales et autoritaires, Mitterrand est réélu à l’Elysée. M. Michel Rocard, qui devient son premier ministre, nomme dans son équipe d’« ouverture » ‑ c’est le terme alors consacré ‑ M. Bernard Kouchner, populaire dans les sondages mais incapable de se faire élire député quel que soit l’endroit où on le parachute, ainsi que plusieurs personnalités de centre droit (MM. Jean‑Pierre Soisson, Olivier Stirn, Michel Durafour) qui avaient participé, sous le septennat de M. Valéry Giscard d’Estaing (1974-1981), aux gouvernements dirigés par MM. Jacques Chirac et Raymond Barre.
Dans ses Mémoires, M. Pierre Mauroy, premier secrétaire du PS en 1988, est revenu sur ce moment politique « Pour un peu, la victoire du 8 mai [1988] n’aurait signalé que le renoncement des socialistes à leurs propres valeurs. (...) Le PCF voyait dans l’ouverture la résurgence de la "troisième force" dont il dénonçait la tentation depuis tant d’années. Il m’était très difficile de lui donner entièrement tort tant les conditions de cette ouverture restaient floues et, à bien des égards, inexplicables [7]. » A Matignon, M. Rocard mène une politique contestée dans son propre camp. En septembre 1989, le ministre de l’équipement et des transports, M. Michel Delebarre, estime, par exemple, que les socialistes auraient tort de gouverner « pour se faire attribuer dans quelques mois, ou dans quelques années, une médaille de bonne gestion sur les critères de la droite [8] ».
Renvoyé de Matignon en 1991, M. Rocard recommande, le 17 février 1993, un « big bang politique » à l’occasion d’un discours prononcé à Montlouis‑sur-Loire. L’ancien premier ministre invite ses camarades à abandonner un « discours monolithique », leurs « rites » de « société close », une « conception du monde tout entière basée sur des rapports de production, sur des rapports de classe ». Débordant de ce diagnostic sévère, il préconise un « vaste mouvement, ouvert et moderne » s’étendant « à tout ce que l’écologie compte de réformateurs, tout ce que le centrisme compte de fidèles à une tradition sociale, tout ce que le communisme compte de véritables rénovateurs, et à tout ce que les droits de l’homme comptent aujourd’hui de militants actifs et généreux ».
L’ensemble débouche sur un vibrant appel : « voter pour nos candidats le 21 mars 1993, ce ne sera plus voter pour le PS d’hier, ce sera donner sa chance à la renaissance de demain. » Quelques mois plus tard, bien que M. Rocard ait perdu son siège de député, comme les quatre cinquièmes des parlementaires de son parti, il devient premier secrétaire du PS. Il conduit à ce titre la liste de celui‑ci aux élections européennes de juin 1994. Son score (14,54 %) fut le plus mauvais jamais réalisé par les socialistes à un tel scrutin.
La modernisation de la gauche sous forme d’« ouverture » ou d’oeillades au centre n’est donc pas, on le voit, une idée tout à fait neuve... Et ses résultats ne furent pas non plus toujours probants. Pourtant, les médias et nombre d’intellectuels (médiatisés) n’ont cessé d’exiger du PS qu’à l’instar de la socialdémocratie allemande, en 1959, lors de son congrès de Bad Godesberg, il opère lui aussi son aggiornamento.
Il y a dix‑sept ans déjà, M. Henri Emmanuelli, l’un des dirigeants de l’aile gauche du PS, répliquait avec agacement à cette sommation monotone : « Nous avons fait notre Bad Godesberg. Nous l’avons fait le 23 mars 1983 à 11 heures du matin. Le jour où nous avons décidé d’ouvrir les frontières et de ne pas sortir du SME [système monétaire européen], nous avons choisi une économie de marché [9]. »
Soit, objecte‑t‑on alors : le problème ne tient pas tant aux politiques conduites par le PS depuis 1983 ‑ dont il semble en effet difficile de contester le caractère modéré, voire néolibéral ‑ qu’à un discours « radical » qui persisterait en dépit de la réalité et de ses « contraintes ». Mais, depuis son congrès de l’arche de la Défense, en décembre 1991, le PS a formellement abjuré son ambition révolutionnaire d’autrefois et, du même pas,théorisé son ralliement à l’économie de marché : « Nous avons changé. (...) Oui, nous pensons que l’économie de marché constitue le moyen de production et d’échange le plus efficace. Non, nous ne croyons plus à une rupture avec le capitalisme. (...) Nous sommes conscients que le capitalisme borne notre horizon, pour la décennie à venir et sans doute pour bien longtemps encore. Mais nous sommes également décidés à en corriger les excès », expliquait M. Mauroy, alors premier secrétaire du PS, dans sa préface au nouveau manifeste de son parti [10].
Ainsi, même dans les textes, le PS affiche une identité doctrinale réformiste depuis au moins quinze ans. Il faut dorénavant avoir bonne mémoire pour se souvenir de « changer la vie », la formule empruntée au poète Arthur Rimbaud qui résumait le projet socialiste de 1971. Et pour retrouver un PS qui évoquait l’« idée toujours neuve d’une société sans classes » et rendait hommage à ses militants, « armée de volontaires mobilisés contre la fatalité de l’histoire et qui avancent, la tête pleine des révolutions qui ,font pencher le monde du côté de la liberté [11] ».
Au demeurant, loin d’avoir été seulement victime d’une révolution conservatrice, le PS s’en est fait l’instrument. « Les glorieuses années 1980, rappelle par exemple l’économiste Frédéric Lordon, ont été celles de la grande conversion économique. 1983 : le tournant de la rigueur et sa parenthèse jamais refermée ; 1984 : la nouvelle vocation des entreprises nationalisées , c’est de faire du profit comme les autres ‑ c’est‑à‑dire de finir privatisées ; 1986 : l’Acte unique ‑ l’Europe sera un grand marché ou ne sera rien ; quant aux Etats, ils se soumettront au droit européen de la concurrence libre et non distordue ; 1986 encore : la déréglementation financière ‑ c’est la Bourse, donc c’est moderne et vivifiant. » Les années 1990 ont prolongé un tel bilan, « de la monnaie unique façon Delors à l’actionnariat salarié façon Fabius, en passant par les privatisations Jospin et les stock‑options Strauss‑Kahn [12] ».
Parfois, cette orientation a rencontré des résistances. Quand, par exemple, une brochette d’intellectuels et d’essayistes déjà partisans d’une orientation « réaliste » ‑ voire libérale (Pierre Rosanvallon, Alain Minc, Alain Touraine, Jacques Julliard, Laurent Joffrin) se retrouvèrent, en novembre-décembre 1995, pour célébrer le plan Juppé et fustiger les grévistes [13]. Plutôt qu’un défaut de « pédagogie » de la part de ces penseurs et publicistes à qui les dirigeants du PS ont toujours fait les yeux de Chimène, M. Rocard a préféré incriminer les mauvaises dispositions des élèves qu’ils s’efforçaient d’instruire : « Notre projet historique est de promouvoir la libre entreprise. Mais ce n’est pas facile, parce que nous devons faire ça avec un peuple qui n’a pas de culture économique [14]. »
Longtemps, la gauche a eu des principes forts ; on lui propose de les troquer pour des valeurs floues. Au risque de déporter son imaginaire vers le centre... voire au‑delà. Lors de la dernière campagne présidentielle, Mme Royal a promis de « réhabiliter la valeur travail », de faire des Français un « peuple d’entrepreneurs », de réfléchir à des « fonds de pension collectifs » destinés à financer les retraites, elle a fustigé l’« assistanat » et l’« idéologie punitive du profit ». Un tel esprit d’« ouverture » aurait dû séduire les commentateurs. Mais, pour qui prescrit les limites du « politiquement pensable », ce genre de bonne volonté ne va jamais assez loin. Comme si le dessein inavoué était de profiter de chacun des revers de la gauche pour la défaire un peu plus ‑ son unité, ses utopies, ses ambitions.
[1] Cf. Henri Maler et Grégory Rzepski, « Le sacre du printemps ou le banquet des éditorialistes »
[2] Le Point, Paris, 26 avril 2007.
[3] François Stasse, cité par Eric Roussel, Pierre Mendès France, Gallimard, Paris, 2007, p. 500.
[4] Le Monde, 12 juin 1984.
[5] Lors du congrès de Nantes du PS (juin 1977), M. Michel Rocard a estimé que la gauche française avait été, à travers l’histoire, constitutée de « deux cultures » : l’une « jacobine, centralisatrice, étatique, nationaliste et protectionniste » ; l’autre, la sienne, la « deuxième gauche », « régionaliste, décentralisatrice, méfiante devant les réglementations et soucieuse d’expérimentations ».
[6] Le Nouvel Observateur Paris, 11 mai 1984.
[7] Pierre Mauroy, Mémoires, Plon, Paris, p.339‑340
[8] Le Monde, 3 septembre 1989.
[9] Emission « Objections », France Inter, 9 février 1990. Cité dans Serge Halimi Quand Ia gauche essayait, Arléa, Paris, 2000, p. 364.
[10] Un nouvel horizon, Projet socialiste pour la France, Gallimard, Paris, Paris, 1992, p. 11.
[11] Parti socialiste, Projet socialiste : pour la France des années 80, Club socialiste du livre, Paris, 1980, p. 9.
[12] Frédéric Lordon, « La compulsion de répétition », Oulala.net, 5 mai 2007.
[13] Lire Philippe Videlier, « Des intellectuel, sonnants et trébuchants », Le Monde diplomatique janvier 1996.
[14] Newsweek, New York, 16 juin 1997.