Table ronde avec : Christophe Charle, historien, professeur à l’université de Paris-I, directeur de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine ; Emmanuel Le Roy Ladurie, historien, professeur honoraire au Collège de France, membre de l’Institut ; Serge Wolikow, historien, professeur à l’Université de Bourgogne.
Entretien réalisé par Lucien Degoy et Ixchel Delaporte, paru dans l'Humanité du 2 juin 2007
Qu’il s’agisse du drapeau tricolore, ou de l’identité nationale mise en avant par Nicolas Sarkozy, le thème de la nation a fait un retour en force dans le débat politique. Est-ce votre avis et comment l’expliquez-vous ?
Emmanuel Le Roy Ladurie. Pour moi, il n’y a pas de retour, c’est un thème constant que celui de la nation. Simplement les dirigeants politiques, même certains dont c’était la charge, ont semblé l’avoir un peu oublié. Christian Goudineau pense que la nation n’a rien à voir avec la Gaule. De Gaulle la faisait remonter à Clovis. Colette Beaune a montré qu’il existe un sentiment national dans les élites et dans le peuple des maquisards normands durant la guerre de Cent Ans. « Vive la France ! » a été crié pour la première fois au XVIe siècle à Marseille contre la ligue catholique pro-espagnole. Louis XIV disait : « Je suis Français avant d’être roi. » Au XVIe siècle, déjà, la France n’est pas tout à fait encore l’Hexagone mais elle est là. Elle aurait pu se tourner alors vers l’Amérique, comme l’Angleterre, mais elle échoue. Elle construit l’Hexagone alors que les Anglais conquièrent les continents. Bien évidemment, avec la Révolution l’idée nationale prend une ampleur inédite.
Christophe Charle. Ce débat sur l’idée nationale est-il si récent ? Au moment du bicentenaire de la Révolution, je me souviens de Mitterrand disant qu’il fallait de nouveau enseigner l’histoire de la nation aux enfants plutôt que celle de la structure économique et sociale ou celle des thèmes à la façon des Annales. Invoquer la nation, c’est toujours un peu récurrent en politique, surtout dans les périodes où l’on est à court d’idées. Ces derniers temps, le thème a été réactivé face aux revendications de minorités qui mettaient en cause « l’impérialisme français » ou « l’héritage colonial », et qui ont été ressenties dans certaines parties de l’opinion comme une agression contre la vision traditionnelle, unitaire, indivisible, unifiée de la nation. Ici le colonialisme, là le rapport à l’Amérique, la dénonciation de la guerre en Irak..., le défi n’est pas toujours le même mais le recours à la nation fonctionne comme un argumentaire qui permet, suivant les cas, de diviser ou d’unifier l’opinion.
Serge Wolikow. L’actualité, c’est que cette question de la nation a été reprise à l’extrême droite par les partis qui occupent le coeur de l’échiquier politique. Il y a donc eu à la fois instrumentalisation du thème et prise en compte d’une préoccupation de l’opinion. Jusqu’au début des années 1980, l’essentiel des partis majoritaires en France avançaient l’idée que la question nationale était dépassée par la construction européenne, manière d’intégrer la nation dans une formation supranationale. On a vu comment, il y a deux ans, l’aventure assez compliquée et ambiguë du référendum sur les institutions européennes a mis fin à ce schéma, sur fond de désillusions et de désarroi. Je suis frappé par la plus grande capacité dont a fait preuve la droite pour récupérer cette question, alors qu’au cours des XIXe et XXe siècles elle s’était trouvée plutôt en difficulté face à une nation identifiée avec la République ou avec la Révolution. La gauche socialiste a donné l’impression de courir après des symboles courts, des thématiques simplificatrices, tandis qu’une partie de la gauche intellectuelle, des mouvements anticolonialistes contestaient précisément ces simplifications de l’identité nationale. Quant au Parti communiste, longtemps porteur d’une lecture du fait national à travers une grille de l’histoire populaire, il s’est montré bien silencieux. La question nationale fait donc l’objet d’une sorte de chassé-croisé entre la droite et la gauche.
Emmanuel Le Roy Ladurie. Les deux côtés de l’échiquier ont eu des alternances nationales à géométrie variable. La droite, fustigée par la gauche anticléricale du petit père Combes, par la gauche des « inventaires », etc., a eu le mérite de rester nationale et elle l’a montré en 1914. Elle l’a été jusqu’en 1940, jusqu’à l’aventure de Vichy où les mêmes personnes qui étaient tricolores et nationalistes entre les deux guerres se sont retrouvées complètement en porte-à-faux dans la collaboration. Puis l’Europe fédérale s’est voulue un dépassement de la nation. C’était une idée de catholiques plus ou moins germaniques. De Gaulle l’a brisée en réinjectant (avec - - excès ?) le côté national dans l’Europe. Pour sa part, la gauche est restée longtemps très nationale. La IIIe République prépare la revanche, militarise les enfants, puis, avec Gustave Hervé, elle commence en partie à détester la nation, la Marseillaise, et manifeste une véritable horreur du nationalisme. Enfin, la gauche a bien voulu s’accommoder ou se raccommoder avec la nation, en compagnie de ce personnage totalement ambigu qu’était Mitterrand. Il y a des allers-retours, des va-et-vient tout au long de l’histoire. En ce moment on est dans une période d’oecuménisme, en partie comme on l’a dit par opportunisme, parce que c’était un moyen de sortir des embarras lepénistes, et en partie parce que se manifeste un sentiment national profond.
Vous partagez cette idée d’un oecuménisme de la nation ?
Christophe Charle. La gauche avait un vrai problème lorsque le Parti communiste était fort, le PCF ayant un double attachement, d’une part à l’héritage révolutionnaire français qui justifiait la Résistance et le discours national de Thorez, d’autre part à l’Union soviétique, et selon les conjonctures les deux fidélités coïncidaient ou non. Pour en revenir au présent, il me semble que l’Europe pendant un temps a paru être le moyen de dépasser la nation au sens du XIXe siècle, mais comme elle a perdu toute cohérence, qu’elle est devenue un ensemble auquel on ne peut plus s’identifier, ayant accueilli des peuples avec des histoires très différentes, des passés contradictoires, voire antagoniques, la nation apparaît comme une solution de repli provisoire.
Mais ce retour de la nation ne constitue-t-il pas une réponse dilatoire à la crise des solutions sociales et politiques, à la crise de l’État ?
Serge Wolikow. Le retour du national constitue en tout cas une sorte de réassurance face au phénomène de la globalisation, qui déborde d’ailleurs la question européenne. Que reste-t-il aux États comme moyens d’interventions quand une partie des leviers de régulation se dissout dans le champ de l’économie et de la circulation des biens ? D’où un repli sur les attributs régaliens, censés rassurer une partie de la population au moment où elle est inquiétée et inquiète. D’où l’instrumentalisation de la référence à l’identité nationale, qui s’accompagne d’une réinvention problématique du récit qui, depuis la IIIe République au moins, est partie prenante de la construction nationale. Il est frappant à cet égard de voir comment la droite a réquisitionné des symboles de gauche, Jaurès, Blum, Guy Môquet... L’opération est à la fois tactique et associée sur le fond à la question de l’immigration. C’est d’autant plus problématique qu’une partie des immigrés dans l’histoire française a été socialisée politiquement à travers des courants de gauche ou d’extrême gauche, voire catholiques. L’histoire de la nation n’est pas aussi linéaire que le récit circonstanciel qu’on nous présente.
Emmanuel Le Roy Ladurie. La France est une construction qui durera ce qu’elle durera, mais c’est une construction relativement solide où les tendances centrifuges existent mais peut-être moins qu’ailleurs en Espagne notamment ou en Grande-Bretagne.
Christophe Charle. Ce discours sur la nation me semble assez incantatoire. On revient à des symboles classiques, le drapeau, la Marseillaise... Tout cela est émotionnel. Ce qui me frappe c’est qu’on n’a toujours pas dit clairement à ce jour à quoi va servir ce ministère de l’Identité. Qu’il s’occupe des immigrés est une chose, mais pourquoi ce lien direct avec l’identité ? Est-ce qu’on va apprendre aux immigrés à être français ? N’est-ce pas la fonction de l’Éducation- nationale ? Quant au codéveloppement, est-ce qu’on veut expliquer au reste du monde ce que c’est que la France ? Je trouve ce mélange incohérent et dangereusement simpliste.
Serge Wolikow. Il n’y a rien de moins évident et immédiat que la notion d’identité, qu’on parle de nation ou d’individus. L’identité est pour une part un ensemble de stéréotypes, parfois un sentiment d’appartenance, mais beaucoup de désignations, de discriminations. Tous les travaux d’analyse qui ont été menés sur l’encadrement et le suivi des populations au XIXe siècle et au début du XXe ont montré que la France a une tradition de cartes d’identité, de contrôle des populations, mais on ne peut pas dire que là se trouve l’essentiel des caractéristiques de la nation. C’est pourquoi la notion d’identité est préoccupante : elle pose le problème sans fin de l’adéquation des individus au modèle mis en avant. Comment la mesure-t-on ? Est-ce que c’est la langue, est-ce que c’est l’histoire ? La tradition historique du XVIIIe siècle relie l’appartenance nationale à la présence sur le sol, à l’exercice de la citoyenneté. Maintenant tout serait inversé : pour avoir droit à la citoyenneté, il faudrait montrer préalablement son adéquation à une identité. Qui juge ? Qui sélectionne ? Qui évalue ? Qui est le bon jury ? Le policier ? Le magistrat ? Ce n’est donc plus la naissance ? Ni l’école qui assure le cursus national ?
Emmanuel Le Roy Ladurie. L’histoire de France reste une référence fondamentale. Ce n’est pas le cas de l’Allemagne qui, par la faute du nazisme, a perdu en quelque sorte son histoire. Frédéric II, Bismarck sont déshonorés... par Hitler. Si bien qu’aujourd’hui on se réfère là-bas, avec Habermas, à la notion de « patriotisme constitutionnel », ce qui est un peu mince. Aux États-Unis on vénère la Constitution. Chez nous, c’est une histoire plus ou moins glorieuse, que du reste Sarkozy a revendiquée, avec des nuances.
Peut-on parler d’identité nationale si l’on évacue les luttes progressistes qui la constituent ?
Emmanuel Le Roy Ladurie. Je ne crois pas qu’on puisse faire commencer l’histoire de France, comme le fait de temps en temps la gauche, à la Révolution. N’évacuons pas l’Ancien Régime, à certains égards odieux, à certains égards glorieux. Il y a une continuité. On ne va pas dire avec Maurras que « vingt rois ont fait la France », parce que la France, c’est autre chose. Elle est la latinité septentrionale.
Christophe Charle. Comme Sarkozy récupère tout ce que fait la gauche, il ne peut pas dire : ici se trouve la bonne France, là la mauvaise. Il fait comme de Gaulle : réconcilier les deux France pour refonder la nouvelle. La droite actuelle n’est plus dans la posture de la droite nationaliste de l’entre-deux-guerres, qui rejetait toute une partie de l’héritage français. La gauche actuelle ne rejette pas non plus l’héritage monarchique, en ce qui concerne du moins l’idée de l’État fort, de l’égalité devant l’État, qui paraît en revanche remise en cause par le néolibéralisme qui ne veut plus connaître que les individus et la performance individuelle. Mais le problème est de savoir si l’on utilise cette nation pour une transformation de la société ? Là les réponses divergent encore beaucoup.
Serge Wolikow. Le discours sur la nation jette un trouble par rapport à la pratique politique. Il dissimule un certain nombre de clivages mais il n’implique pas pour autant une conception rassembleuse de cette pratique. Le noyau dur de la conception de la droite actuelle tourne autour de l’idée que l’Etat pèse sur la société, constitue un handicap pour le développement économique et le libéralisme. Le paradoxe c’est que la droite la plus libérale tient compte des rapports de force et s’affiche comme porteuse de l’Etat-nation. C’est l’ironie de l’histoire. La gauche accuse pour sa part un retard, elle a manqué de perspicacité dans l’identification d’une partie des attentes de la population, dans son rapport au passé, à une tradition nationale progressiste. Sans s’impliquer davantage, elle a laissé cela à des petits groupes qui se sont mobilisés, des historiens par exemple.
Emmanuel Le Roy Ladurie. Si on prend l’exemple anglais : grâce à la guerre des Malouines et à ce réveil national, Thatcher a pu rester au pouvoir une dizaine d’années et appliquer un programme libéral qui aujourd’hui est dans toutes les têtes à droite et ailleurs. Quant au président de la République actuel, il a su coordonner le thème de la compassion avec celui du libéralisme.
Serge Wolikow. La nation est associée à des formes de nationalisme. Le sentiment d’appartenance qui donne sens à la vie de chacun est l’idée dominante à droite. En face, il existe aussi un patriotisme et des formes d’attachement à la nation associées à la protestation sociale. Ce sont des tentatives de synthèse entre la nation et plusieurs cultures politiques. Mais le retour actuel sur l’histoire nationale fait l’impasse sur ces grands débats. Or, les questions du colonialisme, de la Résistance et du Front populaire ne sont pas loin. Les débats entre nation et internationalisme ont travaillé le corps politique français. Mais aujourd’hui, on fait comme si cette question était réglée, comme s’il n’y avait que des solutions techniques au problème. Or, il existe différentes manières de développer la conception de la nation dans le monde actuel.
Mais cette France dite universelle est aussi celle qui a colonisé, qui a discriminé et qui continue de le faire. Comment dans ces conditions l’évocation de la nation pourrait-elle apaiser tout le monde ?
Christophe Charle. Tous les immigrés ne viennent pas de l’Empire colonial... C’est pourquoi traiter l’immigration dans un ministère unique me paraît un problème. Les immigrés ne conçoivent pas de la même façon la question de l’identité. Ceux qui ont des comptes à régler avec la France parce qu’elle les a colonisés, ceux qui sont issus de l’ancienne Europe de l’Est et ceux qui viennent de pays du tiers-monde sans relation avec la France n’ont pas un rapport univoque avec la France.
Serge Wolikow. Cette question renvoie à celle du récit national. Il concerne chacun et les historiens ont une part de responsabilité dans sa constitution. Il faut revisiter les recherches sur le passé national français. Il y a quelque temps, c’est Chirac qui a conduit la loi du 23 février 2005 postulant le « rôle positif » de la France dans la colonisation. Il a fini par faire marche arrière. Filtrer l’histoire par un ministère peut être encore plus nocif. Il faut prendre au contraire en compte les dimensions contradictoires de ce qu’a été le fait colonial dans l’histoire nationale française. En effet, quand la gauche développe un discours national patriotique sur la France, elle est elle-même farouchement divisée sur la question coloniale à la fin du XIXe siècle. Revisitons cette histoire à droite comme à gauche. Plus personne ne croit à la belle histoire du colonialisme. Si une partie de la jeunesse et de la population aujourd’hui se trouve un lien avec ce passé, elle ne peut pas l’accepter.
Emmanuel Le Roy Ladurie. Concernant les bilans du colonialisme, on peut retourner la vision des choses. En matière de santé publique, il fut certainement meilleur hier que ses successeurs locaux d’aujourd’hui. Je ne dis pas cela pour masquer ce que nous savons sur les côtés négatifs. Par ailleurs, il semble que dans certains lycées, il soit devenu impossible, vu l’auditoire, d’avoir cette vision dépassionnée et objective du bilan colonial en positif et en négatif. C’est un problème grave. Enfin, je suis sur mes gardes quant au débat sur le « devoir de mémoire », car je suis avant tout historien et non mémorien. J’admire ce qu’a fait Pierre Nora sur les lieux de mémoire, mais méfions-nous de celle-ci, car elle n’est qu’un outil, rien de plus.
Cette mémoire n’est-elle pas meurtrie parce qu’elle n’est pas reconnue ni insérée dans le récit national que vous évoquez ?
Serge Wolikow. Le concept de mémoire est aussi mouvant que le concept d’identité. Il existe toujours ce risque de simplification des représentations du passé. La représentation commune est produite par des représentations ponctuelles. Aujourd’hui, il paraît difficile de faire correspondre une vision de l’identité nationale à une seule représentation du passé national. Qui en est dépositaire ? Voilà ce qui pose problème. Est-ce le pouvoir politique ? Dans ce cas, on tombe dans une histoire officielle de la nation.
Christophe Charle. C’est ce qu’a fait la IIIe République, mais qui aujourd’hui est impossible. Comment peut s’y prendre un enseignant devant une classe où des communautés différentes ne se reconnaissent pas dans les mêmes thèmes, et parfois s’affrontent ?
L’emploi du terme d’identité n’est-il pas redoutable ?
Christophe Charle. Il faut le considérer de manière dynamique. À chaque époque la France a eu une identité différente, qu’il ne faut pas figer. L’histoire montre que l’identité change en permanence. Si le but d’un ministère de l’immigration est de dire aux enseignants ce qu’ils doivent enseigner, alors l’idée est absurde.
Serge Wolikow. Que des institutions s’occupent de coordonner les mobilités des populations immigrées, cela se comprend. Par contre, la mise en relation des tâches éducatives et des tâches de contrôle des populations du point de vue de critères d’attribution de la citoyenneté ou de qualification des populations me semble éminemment dangereuse... Parler d’une identité nationale complique les données du problème, mais réfléchir et débattre publiquement de ce qu’est la nation est essentiel. Quelle image aurait-on de la nation aujourd’hui si on décrétait qu’elle se constitue des Français de souche ? C’est un discours d’extrême droite, naturaliste et non historique. L’idée de nation devrait être à la fois ouverte et définie par des lois, des principes et des sentiments d’appartenance sous des formes culturelles.
Emmanuel Le Roy Ladurie. À mon sens il y a plusieurs mémoires, et dans une nation il y a peut-être plusieurs identités nationales. Ce n’est pas à nous, historiens, de faire le programme du ministère de l’Immigration. Le problème s’était déjà posé avec la loi sur l’esclavage. Il y eut une « insurrection des historiens » pour refuser ce diktat. Tout à coup on allait nous expliquer que le passé antérieur à 1848 était à rejeter et qu’il n’y avait plus aucune positivité chez Louis XIV ou Louis XV. Point de vue inacceptable.
Christophe Charle. La grande spécialité des Français est de remettre en question leurs propres institutions, à intervalles réguliers, et de dénoncer les pouvoirs qu’ils ont eux-mêmes élus. Les nouveaux Français ou ceux qui ne sentent pas encore français peuvent s’identifier à une nation qui passe son temps à changer de définition et qui de ce fait peut accepter de nouveaux citoyens. Cette identité en reconstruction porte un message libérateur d’intégration beaucoup plus efficace et productif que l’adhésion à telle ou telle « valeur » figée.
Serge Wolikow. Il manque, dans le récit national contemporain, la réinscription du rôle joué par une partie de la population, lors du Front populaire ou de la Résistance. À travers des figures évoquées pendant la campagne électorale, on a vu émerger celles de Jaurès par exemple. Mais Jaurès ne renvoie pas seulement à l’Armée nouvelle ou à la dénonciation de la guerre, il évoque aussi les mineurs de Carmaux, l’égalité sociale et politique, et l’affaire Dreyfus. Il se situe dans la continuité de la Révolution française dans son aspect démocratique et de justice sociale... Autant considérer une représentation ouverte de ce passé national qui inclut et non qui exclut. Lorsqu’on évoque les étrangers dans la Résistance, c’est un moment pédagogique important. Je porte un nom d’origine étrangère : il a fallu que mes parents soient dans la Résistance pour qu’ils obtiennent la nationalité française. Et moi, qui suis né en France, je ne peux pas me faire faire de carte d’identité nationale faute de justificatifs. L’identité nationale pourtant n’est pas qu’une question de papiers !
Emmanuel Le Roy Ladurie. La République, qui pour moi commence le 4 septembre 1870, unifie tout cela. Je suis de famille royaliste mais je crois que la République a fait la preuve de son extraordinaire solidité malgré diverses mutations. C’est pourquoi l’idée d’une sixième république est déraisonnable, elle nous rendrait ridicules à l’étranger. En ce qui concerne l’école historique de Furet et celle de Soboul, je suis pour une « paix des braves », posthume. L’histoire des interventions populaires, en effet, est fondamentale pour comprendre 1789, 1830, 1848 ; et... 1947 qui fut un vaste mouvement populaire avec des connotations... « internationales », certes ! !
Vous êtes choqués par la création de ce ministère de l’Immigration, de l’Identité nationale et de l’Intégration ?
Emmanuel Le Roy Ladurie. Je suis intégrationniste et je souhaite que les jeunes Arabes et Africains « chez nous » deviennent des Français à part entière. Mais, si les théories actuelles sur l’effet de serre sont réelles, on risque d’être devant un fantastique problème d’immigration provenant du Maghreb et d’Afrique... Dans tout cela, je ne sais pas ce que deviendra ou deviendrait l’identité française.
Christophe Charle. L’intégration pose le problème de l’inégalité sociale fondée sur des discriminations d’origine. Si ce ministère a pour fonction de s’attaquer à ces inégalités, tant mieux, mais s’il a pour but d’assigner des gens à résidence en fonction de leur provenance, je doute de son intérêt. Pour que le flux migratoire n’augmente pas, il faut que ces pays trouvent les moyens de se développer. Cela ne relève pas d’un ministère unique mais des politiques européennes.
Serge Wolikow. Les jeunes issus de l’immigration vivent dans des situations sociales telles qu’ils constituent une partie du monde le plus pauvre. Il y a trente ans, cette même population ne connaissait pas les problèmes du chômage de masse. La question est donc profondément et avant tout sociale.