(Libération 30 août 07) Sans penser à mal, nous sommes en train de commettre collectivement un crime contre les générations de demain. Malgré tous les discours, l’avenir et sa préparation sont en effet les sacrifiés de la politique telle qu’elle va. L’agitation tient souvent lieu d’action. L’instantané médiatique sert de ligne d’horizon. L’émotion supplante la réflexion. Or la France et l’Europe ont besoin d’un cap pour le long terme. Et pour fixer un cap, il faut des points cardinaux.
Notre premier point cardinal, ce devrait être l’environnement. En dépit des cris d’alarme, la plupart des dirigeants politiques et économiques continuent de laisser polluer et saccager notre planète.
Les conditions météorologiques extrêmes de cet été sont pourtant un nouveau signal. Pour prendre le seul problème du gaz carbonique largement responsable de l’effet de serre et des dérèglements climatiques, en supposant même que nous parvenions à stabiliser les émissions par habitant, celles-ci augmenteront pour des raisons démographiques de 40 % dans les 40 prochaines années. Cela s’appelle une catastrophe.
Une stabilisation globale impliquerait de ramener en une décennie les émissions 40 ans en arrière, non seulement pour les Européens, qui s’y sont engagés, mais pour l’ensemble de la planète. On n’en prend pas le chemin !
Nous colloquons, nous protestons, mais nous détruisons. Dans le palmarès de ce qu’il faut bien appeler les éco-criminels, les Etats-Unis viennent en tête. L’Europe commence seulement d’agir. Quant à la Chine - dont 2008 sera la grande année - lorsqu’elle « s’éveillera » au risque environnemental, que restera-t-il à sauver ?
La conclusion est aveuglante, il existe un besoin urgent, vital au sens propre, d’actions politiques : économiser drastiquement l’énergie et en diversifier les sources ; encourager massivement la recherche et l’innovation ; respecter des normes sévères anti-pollution dans les domaines industriel et agricole ; révolutionner les transports, l’habitat et la fiscalité vers cet objectif ; adapter nos modes de consommation et d’alimentation ; mettre en place une Organisation mondiale de l’environnement. Aucune de ces tâches n’est compatible avec une approche traditionnelle, confiant au seul marché le soin d’agir. Nous avons besoin d’une régulation nationale et internationale forte, d’une priorité absolue reconnue au long terme, à la personne humaine et à la vie, thèmes qui doivent être précisément ceux de la gauche. A la France, en lien avec l’Europe, d’engager la rupture sur ce terrain-là.
Le deuxième point cardinal, c’est l’allongement de la durée de vie, le vieillissement. Là aussi, les données chiffrées sont à la fois négligées et implacables.
Toujours dans les 40 ans qui viennent, la population mondiale dépassera 9 milliards d’habitants contre 6 aujourd’hui. Cet accroissement sera concentré à près de 40 % sur l’Afrique et à plus de 50 % sur l’Asie, ce qui redistribuera le jeu mondial. L’Inde, la Chine, le Brésil se renforceront, les États-Unis seront bien placés, l’Afrique pauvre risque de s’appauvrir encore plus, le Japon, la Russie et l’Europe vieilliront, avec une situation particulièrement critique pour l’Europe du Sud et pour l’Allemagne. Ces bouleversements soulèveront d’immenses problèmes d’environnement - toujours lui -, de croissance, de niveau de vie, de santé, de migrations, d’urbanisme, d’aménagement du territoire.
La préoccupation du vieillissement recoupe notamment les questions de santé et de retraite. En France, elles n’ont pas été vraiment traitées pendant la campagne électorale. Il est impératif de le faire maintenant. Sur le premier point, l’instauration d’un « franchise médicale », qu’il vaudrait mieux appeler « taxation médicale », outre son caractère injuste, ne constitue pas une solution à la hauteur des défis : c’est d’abord sur l’offre de soins et sur la prévention qu’il faut agir. Sur les retraites, posons aux Français la question de fond, celle du degré de solidarité qu’ils souhaitent. Nous possédons un atout, notre excellente démographie, mais nous connaissons une faiblesse grave, le médiocre taux d’emploi des jeunes et des seniors. Là aussi, l’action est urgente, elle ne peut pas être différée.
L’exigence du développement partagé et de l’égalité réelle fournit le troisième point cardinal. Chacun constate que notre société se délite sous les coups de boutoir des affrontements entre quartiers, générations, ethnies, religions. Citoyenneté, laïcité, solidarité sont mises en cause alors qu’elles devraient être notre triangle magique.
L’appartenance pleine à notre communauté nationale doit être assurée par et pour chaque citoyen. Quels que soient son habitation, sa confession, son âge, sa couleur de peau, chacun(e) a droit à une égalité réelle et pas seulement incantatoire. Pour cela, l’action publique doit être rendue plus ciblée et plus efficace. La lutte contre les discriminations doit être renforcée. La laïcité, valeur essentielle de la gauche, constitue un véritable trésor dans un monde miné par la confusion violente entre le domaine de César et celui de Dieu ; elle est probablement ce que la République française peut proposer de plus utile aux autres nations pour réduire les conflits. Dans l’hexagone, nous devons réaffirmer cette laïcité à l’école, pour l’État et plus largement pour toute la société. Elle sera convaincante si elle s’accompagne d’égalité en actes. C’est là qu’intervient la solidarité.
Précisément, le financement solidaire constitue notre quatrième point cardinal. Pour l’Union européenne, le vieillissement de la population et la mauvaise maîtrise de nos finances publiques aboutiraient, si aucune mesure correctrice n’est prise, à faire passer la part de la dette par rapport au produit intérieur brut de plus de 60 % aujourd’hui au chiffre faramineux de 250 % en quatre décennies. Dans un contexte où la répartition entre riches et pauvres est tragiquement inégalitaire, où le partage est déséquilibré entre capital et travail comme entre actifs et inactifs, et alors même que la marchandisation s’étend, cette question du financement solidaire est décisive.
Je plaide pour que certains domaines soient « sanctuarisés » et pour un accès universel aux services essentiels : éducation, culture, santé, eau, assainissement. C’est une mission de la gauche d’agir en ce sens par tous les canaux disponibles, notamment l’édiction de normes internationales et la construction de services publics modernes, ainsi que par la généralisation la plus large des sciences et des techniques.
Le rôle des entreprises et des entrepreneurs privés est crucial mais nous devons veiller aussi à assurer des moyens d’action efficaces à la puissance publique nationale, européenne et internationale. Ils sont indispensables au respect de l’intérêt général ; on vient encore de le constater avec la crise financière née des « subprimes » américaines. La gestion publique doit être profondément réformée. Les cas de maladministration doivent être sanctionnés. Ils ne doivent pas pouvoir être utilisés pour délégitimer l’intervention et les ressources publiques. Sinon, la crise ira de plus en plus à la crise, le déséquilibre au déséquilibre, et la pauvreté à la pauvreté !
Cela vaut notamment pour la France. Nos comptes ont viré au rouge cramoisi, et il y a malheureusement lieu d’être interrogatif face aux choix économiques et fiscaux actuels. Attendons les premiers résultats pour juger ; mais consacrer plus de 10 milliards d’euros chaque année à des mesures fiscales qui ne muscleront vraiment ni la demande (plutôt l’épargne) ni l’offre (ce qui serait pourtant nécessaire) risque de procéder d’un contresens économique pour se terminer par de profonds contrechocs sociaux.
Ce que je veux dire, c’est ceci : que les responsables politiques, au lieu de de s’agiter médiatiquement et de polémiquer inutilement, veuillent plutôt considérer ces quatre points cardinaux, ces quatre problèmes de fond : environnement, vieillissement, développement, financement. Et qu’ils s’engagent sur leurs solutions. Le citoyen-électeur retrouvera peut-être alors le sentiment qui seul nourrit les projets, mobilise les pays et permet le progrès : la confiance./.