En 1992, en première lecture à l'Assemblée nationale du texte de la loi dite de bioéthique adoptée en 1994, les députés demandèrent une suspension de la séance de nuit afin de s'accorder sur un point. Il s'agissait de différencier, parmi les tests génétiques, ceux à usage médical (par exemple la détection d'une prédisposition génétique à une maladie) et ceux dont la finalité était l'identification d'un individu ou la détermination d'une filiation grâce aux empreintes d'ADN.
Tribune d'Axel Kahn et Didier Sicard, anciens membres du Comité consultatif national d'éthique, université Paris-Descartes, publiée dans Le Monde.fr du 17 septembre 2007.
Indépendamment de leur appartenance politique, les parlementaires présents décidèrent que ce dernier type de tests ne pouvait être entrepris en France qu'en vertu d'une saisine judiciaire. Cette précision était liée à la réflexion sur la nature des familles humaines. Une femme et un homme désirent avoir ensemble des enfants, les élever et les aimer, leur permettre de se construire psychiquement et d'acquérir leur pleine autonomie. En règle générale, les enfants procèdent biologiquement de la mère et du père. Cependant, il n'en est pas toujours ainsi. La femme peut être inséminée avec un sperme de donneur ; les enfants peuvent être adoptés ; le père légal peut être différent du père biologique sans que cela remette en question le lien familial. Les généticiens savent que tel est le cas, suivant les régions, de 3 % à 8 % des enfants français de souche. On peut imaginer que cette proportion est encore plus importante lorsque l'homme et la femme sont séparés pendant de longues périodes.
Notre pays, après d'importants débats au sein de la société, des associations familiales, des églises et des écoles de pensée, a considéré qu'il ne fallait pas que le lien de filiation se réduise à sa dimension biologique. On peut être père ou mère par le coeur, par le désir, par la transmission de valeurs, sans rien avoir légué de ses gènes à ses enfants. Il importe d'éviter que cette relation, sanctionnée par la loi, puisse être remise en cause par un homme qui, après une dispute, un mauvais rêve ou une lecture, se mettrait à douter de sa paternité biologique et, après avoir prélevé quelques cheveux de sa progéniture, les ferait analyser.
Cette disposition, à la signification morale forte, n'a pas été modifiée lors de la révision de la loi de bioéthique en 2004 et, sans doute, ne le sera pas dans les années qui viennent. Sauf pour les autres, ceux dont la peau est noire, basanée, jaune... Un parlementaire vient en effet de faire adopter par la commission des lois un amendement au texte sur l'immigration et le regroupement familial, selon lequel les autorisations à un tel regroupement pourraient se fonder sur des tests de filiation biologique, le plus souvent de paternité.
Nous passerons sur le fait que le coût de ces explorations serait à la charge des candidats à l'immigration. Puisqu'il est fort à parier que ceux pouvant arguer de tels résultats seront seuls autorisés à rejoindre leur famille, il s'agira là d'une première sélection par l'argent : celui nécessaire à payer les tests ou à en acheter de faux dont le trafic ne manquera pas de se développer.
RÉGRESSION RADICALE
Mais surtout, une telle disposition témoigne d'une régression radicale de la pensée du peuple français, au moins telle qu'elle est exprimée par ses représentants, en ce qui concerne la nature de la famille. Que fera-t-on - et cela ne sera pas rare si les analyses sont faites dans de bonnes conditions - si une femme désirant rejoindre son époux a trois enfants, dont un d'un père différent ? Un bâtard, en quelque sorte... Faudra-t-il que sa mère l'abandonne, partant avec seulement deux de ses enfants ? ou bien qu'elle renonce définitivement à reconstruire sa famille ?
A travers cette disposition, c'est à une stigmatisation de l'enfant illégitime, à une réinstitution du concept de bâtard que l'on assiste. Quels que soient nos sentiments personnels sur les politiques d'immigration, nous ne contestons pas leur légitimité fondée sur le suffrage universel. En revanche, nous sommes intimement convaincus que, dans leur énorme majorité, nos concitoyens ne se reconnaissent pas dans le bouleversement des valeurs qu'introduit l'amendement récemment adopté. Posons la question : acceptons-nous que les principes moraux essentiels en ce qui concerne une famille française deviennent subalternes appliqués à une famille étrangère ? Nous résolvons-nous à ce que la filiation humaine soit ramenée à sa dimension biologique, animale, celle de la transmission des gènes ? Ne sommes-nous pas révoltés de ce que, au moins pour les autres, notre pays rétablisse le concept de bâtardise et établisse une distinction entre les droits fondamentaux des enfants légitimes et illégitimes ?
Parfois, au détour d'une phrase, d'une déclaration, d'un amendement, c'est l'essentiel de ce dont notre peuple est fier qui est en jeu, sa pensée, ses principes. Nous disons avec une certaine solennité que tel est le cas aujourd'hui et nous demandons instamment à nos représentants au Parlement, quel que soit leur engagement politique, de ne pas persévérer dans la voie qu'ils ont, pour la plupart sans doute inconsciemment, ouverte : elle n'est pas digne de notre pays et de son peuple.