Pour lutter contre le travail au noir en France, il ne suffit pas de remplir des charters de clandestins.
Tribune de Luc BEAL-RAINALDY, contrôleur du travail et secrétaire national de la FSU du ministère du Travail
Publiée dans Libération.fr du mercredi 10 octobre 2007
Quatre syndicats du ministère du Travail ont déposé un recours en Conseil d’Etat contre le décret d’attribution du ministre Hortefeux. Ce décret place la Direction générale du travail, autorité centrale de l’inspection du travail, à disposition de ce ministère. Il met ainsi de fait l’inspection du travail sous la subordination de ce ministre en violation de la convention n° 81 de l’Organisation internationale du travail (OIT) qui lui garantit une indépendance de fonctionnement. Par ailleurs, en créant une catégorie juridique de délit qui n’est pas prévue par la loi, «le travail illégal des étrangers», ce décret laisse croire aux citoyens français que le travail illégal en France serait, pour l’essentiel, constitué par l’emploi d’étrangers sans papiers et que son éradication passerait par la reconduite aux frontières de ces étrangers. M. Sarkozy, en tant que ministre de l’Intérieur puis président de la République, et son gouvernement veulent en effet gommer le fait que les inspecteurs et contrôleurs du travail n’ont pas pour mission de faire la chasse aux travailleurs sans papiers. Ils mettent volontairement sur le même plan des salariés exerçant leur emploi dans des conditions de non-droit extrême et leurs employeurs, véritables «négriers» du XXIe siècle.
Le code du travail rappelle que l’étranger employé sans autorisation de travail est assimilé à un travailleur régulièrement engagé en ce qui concerne les obligations de l’employeur relatives à la réglementation du travail (durée du travail, repos hebdomadaire, congés payés, règles d’hygiène et de sécurité…). En ce qui concerne sa rémunération, il a droit, au titre de la période d’emploi illicite, au paiement du salaire et aux accessoires de celui-ci. En cas de rupture de la relation de travail, au minimum, si les moyens de preuve pour établir son ancienneté font défaut, à une indemnité forfaitaire égale à un mois de salaire à laquelle s’ajoute une indemnité de six mois de salaire au titre du préjudice causé par le délit de l’emploi dissimulé. En cas d’accident de travail, il a droit aux prestations de la Sécurité sociale. Faire respecter ces droits devient totalement impossible quand nos contrôles se font avec les services de police. Combien de fois ils se sont traduits par de véritables rafles où l’on emmène les étrangers sans papiers dans les fourgons de police, menottes aux poignets. Personne ne s’occupe alors de faire respecter leurs droits, et les agents de l’inspection se trouvent dépossédés de leurs prérogatives. La volonté d’éradication du travail illégal affichée par le nouveau gouvernement à grands renforts de médias est totalement hypocrite pour au moins cinq raisons :
- Le travail illégal, loin de se limiter à l’emploi d’étrangers sans autorisation de travail, recouvre un ensemble de situations juridiques diverses : notamment le travail dissimulé - par dissimulation de salarié, c’est-à-dire l’embauche ou des heures de travail non déclarées -, le cumul d’emplois, l’emploi de salarié étranger sans titre de travail, les opérations à but lucratif qui ont pour objet exclusif le prêt de main-d’œuvre… Les infractions pour l’emploi d’étrangers sans titre ne constituent que 14,8 % de ces infractions. Ainsi la très grande majorité des infractions en matière de travail illégal ne concerne pas ce type d’infraction, et le travail non déclaré concerne principalement des salariés français ou étrangers parfaitement en règle.
- Les évolutions de la réglementation, en matière d’entrée et de séjour des étrangers, constituent de véritables fabriques à sans-papiers et, par voie de conséquence, favorisent l’emploi d’étrangers sans papiers en France. Evolutions auxquelles s’ajoute le non-respect par le gouvernement français des règles communautaires relatives à la libre circulation des nouveaux citoyens européens venant d’Europe de l’Est.
- Nous ne disposons pas des outils juridiques permettant de mettre un réel frein au travail dissimulé dans toute une série de secteurs qui fonctionnent selon un système de sous-traitance en cascade, dont le principal but est de baisser le coût du travail, à travers une violation systématique du droit du travail. Les véritables bénéficiaires de cette situation : les grands donneurs d’ordre, essentiellement dans le bâtiment, le transport, l’industrie de l’habillement, l’agriculture, sont rarement inquiétés. Il n’y a aucune volonté politique pour moraliser la sous-traitance et rendre responsable pénalement ces donneurs d’ordre.
- La réglementation en matière de détachement de travailleurs en France, dans le cadre de prestations de services transnationales, est inopérante du fait de l’absence de coordination entre les inspections du travail et la justice au sein de l’Union européenne, car la répression est censée s’exercer à l’encontre de l’entreprise étrangère domiciliée hors de France.
- Enfin le refus d’harmonisation sociale au sein de l’Union européenne ne peut conduire qu’à un véritable dumping social contre lequel l’inspection du travail et la justice française se trouvent impuissantes. Songeons, par exemple, que le salaire minimum d’un Letton est onze fois inférieur au Smic brut français.
Tout se passe comme si on construisait de véritables délocalisations sur place, avec le laisser-faire, voire la complicité, des pouvoirs publics. En réalité, à travers les déclarations tonitruantes de M. Hortefeux et consorts, il s’agit de flatter la xénophobie ambiante en faisant croire qu’en remplissant des charters de travailleurs étrangers sans papiers on va éradiquer le travail illégal en France. S’agissant justement des travailleurs étrangers sans papiers, une circulaire d’avril 2006 permet, durant une période transitoire, aux ressortissants de huit des Etats nouveaux membres de l’UE de ne plus se voir opposer la situation de l’emploi dans une série de secteurs (hôtellerie-restauration, BTP, l’alimentation, la propreté…). Parce que ces secteurs connaissent des difficultés évidentes de recrutement.
Pourquoi ne pas permettre aux quelques centaines de milliers de travailleurs étrangers sans papiers, qui travaillent justement principalement dans ces secteurs, d’être régularisés comme ils l’ont été dans bien d’autres pays européens avant nous (Italie, Espagne, Grèce…) ? Cela stopperait net cette forme de délocalisation sur place, libérerait ces travailleurs de leur patron «négrier», et leur permettrait d’exercer leur activité dans le respect des droits de l’homme et du droit du travail, en attendant que des dispositions juridiques d’ampleur s’attaquent aux vrais responsables et bénéficiaires du travail illégal. En attendant aussi que vienne enfin la volonté politique d’harmoniser le droit social européen si l’on ne veut pas d’une Europe de la jungle !