Mouvements : Quelle est l’importance des régimes spéciaux ? Que faut-il en penser en termes d’équité ? Quel est l’usage politique et idéologique qui en est fait ?
Arnaud Lechevalier : Le coût des régimes spéciaux est négligeable. Il représente 6 % des dépenses de retraites, c’est-à-dire 0,7 point de PIB, aujourd’hui comme à long terme, et moins de 500 000 cotisants pour plus d’un million de retraités. Le rapport entre salariés et plus de 60 ans est dégradé car il concerne des professions en déclin (mineurs, pêcheurs, SNCF, etc….). Il est plaisant d’observer qu’au cours d’une récente visite présidentielle, Nicolas Sarkozy a rappelé aux pêcheurs que leur régime n’était pas concerné par la réforme. C’est donc que la pénibilité peut être reconnue… Mais c’est un enjeu symbolique, lourd de présupposés. Il y a depuis des années en France un débat confus et peu éclairé autour des notions d’égalité et d’équité. En l’occurrence, « l’équité » semble vouloir dire qu’il faut mettre tout le monde sous la même toise. C’est absolument contraire à l’idée même d’équité.
L’équité consiste à améliorer l’égalité une fois prises en compte les différences. Pour en rester ici à l’acception qu’en donnait Aristote dans l’Ethique de Nicomaque, l’équité intervient quand l’application d’une loi générale est manifestement injuste parce qu’il faut prendre en compte les circonstances particulières de son application. En réalité, il n’est pas équitable que tous les travailleurs cotisent le même nombre d’années car il faut prendre en compte les conditions particulières d’exercice de certaines professions. La question de la santé et de l’usure au travail mériterait d’ailleurs de faire l’objet d’un débat national et d’une politique de grande ampleur. La bonne méthode eût été de définir au préalable des critères de pénibilité du travail valable dans le privé comme dans le public – ce qui n’est certes pas une mince affaire puisque les partenaires sociaux négocient depuis des mois sur le dossier de la pénibilité, sans succès. Il eût ensuite fallu, sur cette base, que les règles soient réajustées en fonction de ces critères, dans le secteur privé comme dans les régimes spéciaux, compte tenu des compromis sociaux dont ils sont l’héritage. Mais le gouvernement semble appeler de ses vœux une épreuve de force, et Nicolas Sarkozy vouloir montrer à son électorat qu’il ne cédera pas sur les principes. Si l’épreuve de force dure, on risque d’aboutir à un compromis où formellement la durée de cotisation sera de 40 ans, mais où par le jeu de bonifications ou de dispositifs particuliers, l’allongement de la durée effective d’activité pourraient être un peu moindre, tout au moins pour certains métiers « sensibles » relevant des régimes spéciaux. Une fois encore, le débat sur les retraites, sera passé à côté des questions essentielles. Il sera temps de les reformuler à l’occasion du rendez-vous prévu par la réforme Fillon en 2008.
L’INSEE a révisé ses projections démographiques concernant la population française dans les années à venir. En quoi consiste ce changement ? Quelle en est la portée ?
A. L. : L’équilibre des régimes de retraites dépend, globalement, de deux facteurs : du taux de remplacement (le rapport entre les niveaux des pensions de retraite et les niveaux des revenus d’activité), et du rapport entre le nombre de retraités et de cotisants. Ce rapport entre retraités et cotisants dépend lui-même du rapport entre le nombre de personnes âgées et le nombre de personnes en âge de travailler. Ensuite, il faut introduire des variables économiques : taux d’activité et taux de chômage pour évaluer qui, parmi les personnes en âge de travailler, a effectivement un emploi et cotise.
Dans ce contexte, l’INSEE a revu la « variante centrale » de ses projections démographiques en 2006 - il faut rappeler que ces variantes sont soumises à une grande marge d’incertitude et que les choix faits par l’INSEE par le passé ont été presque systématiquement trop pessimistes et donc alarmistes. Le taux de fécondité a ainsi été modifié : le nombre d’enfants par femme dans le scénario central était de 1,8, il devient de 1, 9 – ce qui est sans doute là encore discutable, j’y reviendrai. Cela peut paraître insignifiant, mais sur 40 ou 50 ans, cela crée en réalité des différences. Le solde migratoire a aussi été révisé : l’INSEE, jusqu’au milieu des années 1980, retenait un solde de zéro, conforme à la position officielle de la France depuis le blocage de l’immigration en 1974, hors regroupement familial. Dans les années 1990, l’INSEE a consenti à un solde migratoire de 50 000 par an. Le solde retenu à présent est de 100 000, ce qui est plus conforme aux évolutions de ces dernières années – pour ce qu’on en sait. La révision des hypothèses sous-jacentes à la variante centrale change la donne. La population française métropolitaine atteindrait 70 millions de personnes en 2050, contre 64 millions dans les projections de 2002 et le rapport entre le nombre de personnes en âge actif et les plus de 60 ans, actuellement d’environ 2,5 atteindrait, non plus 1,28 en 2050 mais 1,45. A cela s’ajoute que la population active (les cotisants potentiels) devrait progresser de manière beaucoup plus dynamique qu’anticipé en 2002 : au lieu de diminuer de plus 2 millions de personnes par rapport à son niveau de 2001, elle progresserait de 2 millions pour atteindre 28,5 millions en 2050 dans le nouveau scénario central de l’INSEE. Cet écart est imputable à la fois à la révision des projections démographiques (pour 2,2 millions) et à la hausse des taux d’activité (1,4 millions). Il va bien y avoir une augmentation de la part des personnes de plus de 60 ans, qui devrait passer d’un peu plus de 20 % aujourd’hui à un peu moins d’un tiers en 2050, mais cela est lié à l’allongement de l’espérance de vie et à la vague du baby-boom, non pas à une fécondité déficiente, comme pourrait le suggérer une vieille tradition nataliste française. On ne peut, au demeurant, parler de « vieillissement » de la population que si l’on considère que les seuils d’âge ne varient pas à travers le temps. Or ce n’est évidemment pas la même chose d’avoir 60 ans en 1950, en 2000 ou en 2050. Comme le gain d’espérance de vie progressera d’environ 4 à 5 ans d’ici 2050, il faudrait en réalité comparer la part des plus de 60 ans aujourd’hui à celle des plus de 65 ans dans quatre décennies : or cette part va très peu augmenter… Reste qu’il existe un décalage entre les âges biologiques et les âges sociaux : c’est tout l’enjeu des débats autour de l’adaptation des pratiques et des rythmes sociaux aux gains d’espérance de vie.
Quelles conséquences la révision des projections démographiques a-t-elle sur la situation des régimes de retraite à long terme ?
A. L. : Logiquement, une réduction du besoin de financement de l’ensemble des régimes publics à long terme. En 2002, le Conseil d’Orientation des Retraites anticipait un déficit des régimes publics de l’ordre de 0, 9 point de PIB en 2020 (avec les hypothèses démographiques de 2002, et après la réforme Fillon de 2003) et de 3, 1 en 2050. Après la révision de la projection, peu de choses changent à l’horizon 2020. D’ici là, la principale chose qui importe, c’est la capacité de l’économie française à renouer avec le plein emploi. A cet horizon, la meilleure politique des retraites, c’est la politique de l’emploi. A plus long terme, à l’horizon 2050, les structures démographiques pèsent d’un plus grand poids. Avec les précédentes projections de 2002, le déficit prévu à cet horizon était de l’ordre de 3,1 points de PIB. Avec la nouvelle variante centrale des projections démographiques, il ne serait plus que de l’ordre de 1,7 point de PIB. Si l’on retient un scénario, jusqu’à présent plus crédible, de 2,1 enfants par femme, le déficit serait ramené à 0,7 points de PIB en 2050, c’est-à-dire à presque rien.
Pour bien situer les choses, il faut rappeler que le déficit actuel annuel de l’Etat correspond depuis plusieurs années à peu près à 3 points de PIB. Il faut en outre rappeler qu’il s’agit là de projections à plus de 40 ans : il suffit de se retourner en arrière – nous sommes alors en 1967 – pour mesurer les bouleversement du monde intervenus depuis lors. Il faut noter au passage qu’au cours des 40 dernières années la part des retraites dans le PIB a augmenté… de 6 points. Les projections ne sont pas inutiles si elles sont bien faites et dessinent des scénarios contrastés qui permettent de nourrir le débat social. Mais tout indique que le rythme des transformations du monde n’est pas prêt de se ralentir et que les incertitudes auxquelles nous avons à faire face ne seront pas moindres… De ce point de vue, il est important de conserver des régimes publics très importants car ils sont seuls à mêmes de mutualiser les « chocs » à venir à l’échelle de la collectivité nationale toute entière et parce qu’ils permettent de multiples arbitrages politiques (entre générations comme entre catégories sociales) ; arbitrages que les retraites privées, reposant sur l’épargne, confient aux marchés financiers…
Quelle(s) réforme(s), quelle politique publique, ces nouvelles statistiques impliquent-elles ?
A. L. : L’argument majeur de toutes les réformes, c’est la volonté de ne pas augmenter le coût du travail. Mais en fait, à long terme ce ne sont pas les employeurs mais les salariés qui paient les cotisations sociales. Quand ces dernières augmentent, la part des salaires dans la valeur ajoutée n’augmente pas, ce qui s’explique par le fait que l’augmentation des cotisations est « absorbée » mais avec une moindre progression des salaires nets. A terme, la question est donc de savoir quelle part de leurs revenus les citoyens veulent consacrer à terme aux retraites versées par les régimes publics, en d’autres termes quelle part de leur revenu ils souhaitent voir socialisée (soumis à des mécanismes de redistribution collectifs). C’est l’arbitrage central, qui devrait être explicitement posé et qui en recouvre un autre : celui du partage souhaitable à l’avenir des gains d’espérance de vie. Veut-on les voir affectés à une augmentation de la durée d’activité ou à une augmentation de la durée de retraite, et dans quelles proportions ? Les questions ne sont jamais publiquement posées en ces termes, et pourtant la réforme Fillon a tranché : 2/3 des gains d’espérance de vie doivent se traduire par une augmentation de la durée de l’activité.
Reposer le problème des retraites, c’est aussi reposer le problème de leur niveau à terme. C’est une question compliquée car il y a une grande diversité de cas. Un salarié moyen des années 1990 partait avec 85 % de son salaire net ; après les diverses réformes des régimes de base (1993 et 2003) et des régimes complémentaires, cet ordre de grandeur serait plutôt de deux tiers pour les salariés nés dans les années 60, soit une baisse de vingt points du taux de remplacement. Ces taux de remplacement seront bien inférieurs pour tous ceux qui ont subi la crise de l’emploi depuis leur entrée sur le marché du travail et qui n’auront pas des carrières linéaires et complètes. Quels moyens met-on en oeuvre pour permettre à ceux qui le peuvent de rester plus longtemps en emploi ? Aujourd’hui, bien plus d’un salarié sur deux – surtout les plus précaires – n’est plus en emploi au moment de liquider ses droits à la retraite et l’âge moyen de cessation d’activité est de 57,5 ans. La disposition de la réforme Fillon, négociée par la CFDT en échange de sa signature, qui permet aux salariés ayant commencé a travailler très tôt, 14 ou 15 ans, de partir en retraite à taux plein après 40 ans de cotisation -avant d’avoir atteint l’âge légal de la retraite- a suscité un appel d’air considérable (environ 110 000 personnes en ont fait usage chaque année depuis 2004) qui explique une bonne partie des déficits actuels des régimes d’assurance vieillesse. On mesure l’ampleur du problème.
On ne peut pas améliorer le taux d’emploi des personnels de plus de 55 ans si on ne fait pas des efforts massifs en matière de formation, et des transformations majeures en matière de gestion de la main-d’œuvre dans les entreprises. De ce point de vue le discours patronal consiste toujours et encore à préconiser un report de l’âge légal de la retraite alors même que les employeurs n’ont de cesse « d’externaliser » sur la collectivité le coût des licenciements des « seniors ». Cela oblige à repenser la gestion de l’ensemble des carrières salariales et à inventer de nouveaux dispositifs de transition entre l’emploi et la retraite, comme l’avait fait le rapport du Conseil d’Analyse Economique rédigé par Dominique Taddéi. Cette réflexion devrait s’inscrire dans le cadre des projets actuels de sécurité sociale professionnelle qui doivent permettre des mobilités tout au long du cycle professionnel./.