Tribune publiée dans Le Monde du 21 Décembre 2007.
Comme l'Europe l'a appris cruellement à ses dépens, la démocratie a sans cesse besoin d'être vécue, réinventée, défendue aussi bien à l'intérieur de nos pays démocratiques que dans le reste du monde. Aucune démocratie n'est une île. Les démocraties se doivent mutuellement assistance. Aujourd'hui, j'en appelle donc à nos dirigeants et à nos grands organes de presse : oui, je l'affirme, la jeune démocratie bolivienne court un mortel danger.
En 2005, un président et son gouvernement sont largement élus par plus de 60 % des électeurs, alors même qu'une grande partie de leurs électeurs potentiels, indigènes, ne sont pas inscrits sur les listes électorales, car ils n'ont même pas d'état civil.
Les grandes orientations politiques de ce gouvernement ont été approuvées massivement par référendum avant même cette élection, et notamment la nationalisation des richesses naturelles pour une meilleure redistribution et la convocation d'une Assemblée constituante.
Pourquoi une nouvelle Constitution est-elle indispensable ? Pour la raison bien simple que l'ancienne Constitution date de 1967, une époque où, en Amérique latine, les populations indigènes - qui représentent en Bolivie 75 % de la population - étaient totalement exclues de toute citoyenneté.
Les travaux de l'Assemblée constituante bolivienne ont été depuis les origines constamment entravés par les manoeuvres et le boycottage des anciennes oligarchies, qui ne supportent pas de perdre leurs privilèges économiques et politiques. L'opposition minoritaire pousse le cynisme jusqu'à travestir son refus de la sanction des urnes avec le masque de la défense de la démocratie. Elle réagit par le boycottage, les agressions dans la rue, l'intimidation des élus, dans le droit-fil des massacres perpétrés sur des civils désarmés par l'ancien président Sanchez de Lozada en 2003, lequel est d'ailleurs toujours poursuivi pour ces crimes et réfugié aux Etats-Unis.
A la faveur d'un chaos soigneusement orchestré renaissent les menaces séparatistes des provinces les plus riches, qui refusent le jeu démocratique et ne veulent pas "payer pour les régions pauvres".
Des groupes d'activistes néofascistes et des bandes paramilitaires subventionnées par la grande bourgeoisie et certains intérêts étrangers installent un climat de peur dans les communautés indigènes. Rappelons-nous ce que sont devenus la Colombie et le Guatemala, rappelons-nous surtout la démocratie chilienne, assassinée le 11 septembre 1973 après un processus identique de déstabilisation.
On peut tuer une démocratie aussi par la désinformation. Non, Evo Morales n'est pas un dictateur. Non, il n'est pas à la tête d'un syndicat de trafiquants de cocaïne. Ces images caricaturales sont véhiculées chez nous sans la moindre objectivité, comme si l'intrusion d'un président indigène et la montée en puissance de citoyens électeurs indigènes étaient insupportables, non seulement aux oligarchies latino-américaines, mais aussi à la presse bien pensante occidentale.
Comme pour démentir encore plus le mensonge organisé, Evo Morales appelle au dialogue, refuse d'envoyer l'armée et met même son mandat dans la balance.
J'en appelle solennellement aux défenseurs de la démocratie, à nos dirigeants, à nos intellectuels, à nos médias. Attendrons-nous qu'Evo Morales connaisse le sort de Salvador Allende pour pleurer sur le sort de la démocratie bolivienne ?
La démocratie est valable pour tous ou pour personne. Si nous la chérissons chez nous, nous devons la défendre partout où elle est menacée. Il ne nous revient pas, comme certains le prétendent avec arrogance, d'aller l'installer chez les autres par la force des armes ; en revanche, il nous revient de la protéger chez nous avec toute la force de notre conviction et d'être aux côtés de ceux qui l'ont installée chez eux.
Danielle Mitterrand est présidente de France Libertés.