"Les gens comprennent très bien que l’harmonie du marché a quelques sérieux ratés quand la Société générale voit s’évaporer 7 milliards d’euros d’un coup."
Face à la crise financière, l’économiste et philosophe Frédéric Lordon appelle à mettre en cause les traités européens qui sanctuarisent la liberté de mouvements des capitaux.
Entretien réalisé par Rosa Moussaoui paru dans l’Humanité du 21 mars 2008
De nombreux commentateurs et éditorialistes mettent la crise financière sur le compte d’une « folie » qui se serait emparée des marchés. Que pensez-vous de ces interprétations ?
Frédéric Lordon. La thèse de la « folie » vaut à peu près ce que vaut celle de « l’immoralité », c’est-à-dire rien. On peine à croire d’ailleurs que la cécité intellectuelle ou l’entêtement idéologique puissent aller jusqu’à une telle nullité de pensée, spécialement au moment où les destructions - financières se produisent là, sous nos yeux, révélant leurs causes les plus évidentes. Le plus étonnant dans cette affaire ne tient presque plus aux événements eux-mêmes - pourtant ô combien spectaculaires ! - mais à l’acharnement de la croyance libérale et à la force du déni.
Si même des catastrophes de cette magnitude ne parviennent pas à dessiller l’escouade des « experts » et des précepteurs de service, on se demande quel degré de convulsion il faudra atteindre pour obtenir d’eux le premier doute… Il faut bien se mettre à leur place cependant : la « folie » et « l’immoralité », c’est tout ce qui leur reste avant d’en arriver à l’indicible mise en question, celle des structures. Car tel est bien, malheureusement pour eux, l’enseignement à vif de la crise : jusque dans l’effondrement, la libéralisation financière demeure parfaitement conforme à son concept.
Ce à quoi nous assistons est le déploiement nécessaire d’une mécanique inscrite au coeur des structures libéralisées de la finance. UBS a perdu 18 milliards de dollars, Merril Lynch, 19 et Citigroup, 21, sans opérations frauduleuses ni Jérôme Kerviel local. Bref, elles ont perdu en jouant, strictement, le jeu de la finance tel qu’il est configuré actuellement. C’est bien cette configuration qui est intrinsèquement l’origine du problème.
Comment peut-on imaginer un seul instant que des opérateurs financiers pourraient renoncer à poursuivre d’extraordinaires opportunités de profit dans un univers qui les démultiplie et leur donne des proportions sans commune mesure avec les gains de l’économie réelle ? Par quel miracle de vertu la Société générale qui, en 2006, tire 23 % de rentabilité des capitaux propres de sa banque de détail pourrait-elle s’abstenir de saisir les 48 % ( !) que lui offre sa banque d’investissement ? Laissez l’économe d’une congrégation bénédictine libre d’aller placer les excédents de la chartreuse sur les marchés et il finira avec des CDO de subprimes…
La crise présente n’a donc rien d’exceptionnel ?
Entre « trader fou » et hypothèse de « l’accès de folie », tout est fait pour donner à l’événement actuel un statut d’aberration exceptionnelle - un égarement incompréhensible sur fond de parfait bon sens. Mais la « folie » est le régime permanent et nécessaire de la finance libéralisée.
Dans quels mécanismes s’enracine ce fonctionnement de la finance ?
La finance de marché a la propriété de faire voir, par une sorte d’expérimentation en vraie grandeur, les résultats catastrophiques d’une situation où tous les agents sont simultanément laissés libres de poursuivre frénétiquement leurs - intérêts de profitabilité maximum et placés sous de féroces contraintes de concurrence et d’évaluation - mesure du mérite individuel par l’argent, saine concurrence, évaluation permanente : un rêve sarkozyste…
Dans le champ de la finance, la concurrence est sauvage. C’est le domaine qui a porté le plus loin l’obsession de l’évaluation comparée des performances de tous : annuaires professionnels de toutes sortes multiplient les classements et les hit-parades pour tous les métiers et tous les types d’actifs. Avec des - effets de grande ampleur puisque des mandats de gestion, c’est-à-dire des masses financières considérables, vont être déplacés vers les vedettes du moment.
Du fait même de cette concurrence infernale, dont les tables sont remises à jour sur une base trimestrielle, les agents vivent dans un état d’hystérie permanente. Tout ce qui en réalité, ou en imagination, offre une perspective de rentabilité accrue, et surtout de rentabilité différentielle, sera poursuivi avec acharnement. Cette pression concurrentielle s’articulant à la pleine libération de la pulsion cupide, les efforts désespérés de tous pour dépasser tous entraînent une accumulation collective de risques dont nul n’a le souci puisque chacun n’est préoccupé que de ses intérêts individuels. Seule une pensée indigente - ou complice - peut s’obstiner de voir là un problème de moralité alors qu’il n’est question que de structures.
Comment comprendre la répétition de ces crises financières depuis vingt ans ?
J’hésite entre deux stratégies : dénoncer l’indigence conceptuelle du couple « moderne »-« archaïque » - sans lequel l’éditorialiste libéral réformateur de base n’est plus capable de construire une seule phrase -, ou bien le retourner contre ses utilisateurs. Car seule une formidable inversion rhétorique peut donner la régression libérale pour un « progrès ».
Sitôt installée, la déréglementation des marchés de capitaux nous a fait faire un bond en arrière de soixante ans puisque le krach de 1987 a non seulement égalé en importance celui de 1929 mais a constitué le premier événement du genre survenu depuis lors. Quant à la panique bancaire de la Northern Rock, il faut carrément remonter à 1866 pour en retrouver l’équivalent. On juge du « progrès » et de la « modernité »… Or la croyance libérale n’en démord pas.
On reste sidéré du bilan dérisoire de la réunion européenne tenue à Londres le 29 janvier. « Tout en préférant des solutions de marché, si les acteurs de marché s’avèrent inaptes à traiter ces problèmes, nous sommes prêts à considérer des solutions de remplacement réglementaires », déclare sans rire le communiqué officiel. Mais cette inaptitude est avérée depuis vingt ans ! La preuve en est cette infernale récurrence de la crise des marchés puisque, depuis 1987, nous n’avons pas la paix plus de quatre ans d’affilée.
Quoique touchant des compartiments différents, et avec sans doute des effets économiques différents, la similitude formelle des crises de 2007 et 2001 est frappante. Même délire spéculatif, mais aussi même carence des agences de notation, même prolifération des structures hors bilans échappant aux contrôles comptables réguliers, et jusqu’au parallélisme des « entités spéciales » - entre les SPV (Special Purpose Vehicle) qui ont coulé Enron en 2000 et les SIV (Special Investment Vehicle) gavés de subprimes de 2007, l’identité est presque parfaite.
Et, bien sûr, les mêmes recommandations de « réintégration des hors-bilans », les mêmes solennelles promesses de transparence et de moralité. Recommandations jamais suivies, promesses jamais tenues, paroles envolées sitôt commencée la bulle d’après.
Vous avez formulé, il y a quelque temps, des propositions pour, dites-vous, « affamer la finance »…
Il faut bien avoir conscience qu’une fois la formation d’une bulle lancée, il est trop tard. D’abord elle est vouée à crever. Et lorsqu’elle le fera, elle armera instantanément la prise d’otages qui contraindra le banquier central à venir au secours des institutions financières en détresse.
C’est là toute la perversité de la crise financière qui, au-delà d’un certain stade de gravité, crée une situation dite de risque systémique. La densité des engagements croisés entre les banques est en effet telle qu’un défaut individuel peut être propagé de manière foudroyante, au risque de provoquer un collapsus général. Devant l’énormité des conséquences possibles, le banquier central, quelle que soit sa volonté de sanctionner les imprudents, n’a pas d’autre choix que d’intervenir pour leur sauver la mise. Pour sortir de cette situation, il n’y a pas d’autre moyen que… d’éviter qu’elle ne se forme !
Pour asphyxier la bulle ab initio, il faut la priver (d’une partie) de son oxygène : le crédit. À ceci près qu’élever les taux d’intérêt risque de tuer l’économie réelle en même temps que la spéculation. D’où l’idée de taux d’intérêt dédoublés, l’un à destination des seuls agents de l’économie productive, et qui pourra être maintenu aussi bas qu’on veut, pendant que l’autre, à destination des seuls agents de la finance, pourra être relevé aussi haut que nécessaire.
Vous proposez aussi d’instaurer un plafonnement de la rémunération des actionnaires.
J’ai donné à cette proposition le nom de SLAM - Shareholder Limited Authorized Margin. Il s’agit de plafonner par un écrêtement fiscal la rémunération des actionnaires pour désarmer les incitations du capital actionnarial à intensifier indéfiniment l’exploitation des salariés. Nous ne sommes plus là dans la problématique de la crise de crédit, mais dans celle, plus permanente, de l’emprise de la finance actionnariale sur l’économie. En faire mention ici vaut donc surtout pour dire que, contrairement aux usuelles fins de non-recevoir du genre « il n’y a pas d’alternative » et « de toute façon vous n’avez rien à proposer », des idées pour arraisonner la finance, il commence à y en avoir.
Comment imposer de tels outils de régulation ?
Toutes les propositions « techniques » sont nulles et non avenues tant qu’elles restent sans force politique. Or, pour sinistre qu’elle soit à bien des égards, la conjoncture présente a au moins l’avantage d’offrir une opportunité sans pareille au rassemblement de cette force et à l’installation de la question financière dans le débat politique. Car c’est au coeur de la crise, et au spectacle de ses formidables destructions de valeur, que les esprits sont frappés.
Les gens comprennent très bien que l’harmonie du marché a quelques sérieux ratés quand la Société générale voit s’évaporer 7 milliards d’euros d’un coup. Il y a là une configuration politique extraordinaire dont il faut impérativement tirer parti.
C’est peut-être le seul bénéfice de ces crises que d’offrir des invalidations en actes et, il faut le dire, à grand spectacle, des thèses libérales de parfaite autorégulation des marchés. Ne pas l’exploiter serait une faute politique qui nous condamnerait à attendre passivement la prochaine secousse - puisque des causes inchangées produiront à coup sûr des effets semblables.
Or, il est temps de dire que cette succession métronomique des séismes financiers - sans doute jusqu’ici rattrapés, mais jusqu’à quand, et à quel prix en termes de croissance et d’emploi ? - nous n’en voulons plus. « Ne plus vouloir », c’est donc viser les causes, c’est-à-dire les structures, et affirmer que leur transformation profonde doit être un enjeu majeur de notre débat politique.
Quelle forme donner concrètement à ce « ne plus vouloir » ?
J’ai hautement conscience de mes - risibles compétences en matière d’action politique. Mais l’idée de regarder bras ballants le manège repartir pour un tour exactement à l’identique me rend malade, c’est pourquoi je ne peux pas m’empêcher de lancer au moins une idée - et même, pourquoi pas, de la poursuivre.
S’il s’agit de refaire l’agenda du débat public et d’y faire figurer en haut de liste la question financière, ne faut-il pas jouer dans l’opinion un coup « catalytique » pour faire précipiter les multiples réactions individuelles en une idée collective claire et distincte - et en un programme d’action politique ? Je ne vois guère de meilleur moyen pour cela que la pétition. Il faudrait qu’elle soit portée par une pluralité de médias. Mais, surtout, cette pétition devrait impérativement être européenne, et relayée par des titres amis en Allemagne, en Italie, en Espagne et ailleurs. Car c’est bien l’Europe le niveau pertinent où poser de nouveau la question de la libéralisation financière.
Et cela d’autant plus que, honte suprême pour tous les faux-culs qui chantent les louanges de l’Europe « bouclier contre la mondialisation », ce sont les traités européens qui sanctuarisent la liberté de mouvement des capitaux et s’opposent à toute modification significative des structures de la finance. Cette obscénité démocratique - je rappelle que la liberté de mouvement des capitaux s’était trouvée inscrite dans la charte des droits fondamentaux du traité constitutionnel de 2005… -, qui nous prive de la possibilité de remettre la finance à la place que, politiquement, nous voulons lui assigner, donne du même coup son objectif évident à cette pétition : l’article III-56 du traité européen consolidé.
« Toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites » : voilà ce dont nous ne voulons plus. Mettre à bas cet article III-56 est le préalable à toute reconstruction des structures de la finance, c’est-à-dire à tout projet politique de sortie de la configuration présente du capitalisme. Si la présente crise nous en donne l’opportunité et la force, alors elle n’aura pas eu lieu pour rien.
À lire :
Les Quadratures de la politique économique, Paris, Albin Michel, 1997.
Fonds de pension, piège à cons, Paris, Liber, 2000. La Politique du capital, Paris, Odile Jacob, 2002. Et la vertu sauvera le monde, Paris, Liber, 2003. L’Intérêt souverain : essai d’anthropologie économique spinoziste, Paris, La Découverte, 2006.
Spinoza et les sciences sociales. De l’économie des affects à la puissance de la multitude, en collaboration avec Yves Citton, Paris, Éditions Amsterdam, 2008.