«Les incidents au centre de rétention de Vincennes ne sont pas des bavures, ce sont des violences structurelles» estime Olivier Le Cour Grandmaison, enseignant en sciences politiques à l’Université d’Evry-Val-d’Essonne.
«Désormais il est assumé au plus haut niveau de l’Etat que l’étranger en situation irrégulière est une source de troubles et de maux. La traque, l’arrestation et l’expulsion deviennent donc une priorité nationale» analyse-t-il.
Olivier Le Cour Grandmaison a écrit et codirigé Le Retour des camps? aux Editions Autrement, en 2007. Il est également l’auteur de Haine(s). Philosophie et Politique, (PUF, 2002) et Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’Etat colonial, (Fayard, 2005).
Vous parlez d’un «retour des camps» qu’est-ce qui vous permet aujourd’hui d’utiliser ce terme ? N’est-il pas trop chargé, excessif ou délicat par rapport à la mémoire des disparus des camps, ceux de la Shoah notamment ?
Olivier Le Cour Grandmaison. « Ce type de camp n’a bien sûr rien à voir avec les camps de concentration, où le propre de l’interné n’est pas seulement d’être privé de sa liberté, mais également d’être massivement exposé à des tortures et à une mort de masse permanente. Il est pourtant tout à fait adéquat de parler de camp pour désigner les structures dans lesquelles sont aujourd’hui internés en masse des étrangers en situation irrégulière et destinés à être – selon la formule consacrée - renvoyés dans leur pays d’origine. Ça ne me paraît pas excessif. Le camp ne se reconnaît pas à l’image qu’on en a coutumièrement, c’est-à-dire les barbelés, miradors et une lumière blafarde et sinistre. Des lieux très hétérogènes peuvent être effectivement transformés en camp, s’il est possible rapidement d’y parquer un nombre relativement important d’individus en exerçant sur eux un contrôle très strict. Dernièrement à Roissy, des hôtels, des salles d’attentes pour voyageurs normalement, des gares… sont devenus des camps. Le point commun de tous ces lieux, c’est la technique répressive utilisée : l’internement administratif. Il s’agit de priver quelqu’un de sa liberté non sur la base d’un jugement prononcé par un tribunal, mais en vertu d’une décision prise par une autorité administrative. Désormais, nous, et c’est un «nous» collectif, considérons comme normal le fait d’interner des étrangers en situation irrégulière, en oubliant complètement que lorsque cette technique a été utilisée dans l’Algérie coloniale par exemple, les contemporains la considéraient comme un procédé extraordinaire au regard du droit commun. Nous assistons aujourd’hui à une extraordinaire banalisation. À droite comme à gauche (pour ce qui est de la gauche parlementaire), l’enfermement des étrangers apparaît comme la solution adéquate. Il existe évidemment plusieurs désaccords concernant les modalités d’application et le traitement infligé, mais il existe un consensus sur la technique. Mais pourquoi estimer normal que, pour le simple fait d’entrer irrégulièrement sur le territoire national, des hommes et des femmes puissent être privés de leur liberté ?
S’agit-il d’une violation des droits fondamentaux ?
Ces camps nient assurément un principe de base : il ne devrait pas être possible de priver quelqu’un de sa liberté en dehors d’un crime et d’un délit dûment jugé par un tribunal compétent ! Cela ne signifie pas que les internés sont privés de tout droit, mais les garanties sont notoirement insuffisantes. Un état d’exception permanent est mis en place, à l’intérieur même de l’Etat de droit, conçu par l’Etat de droit ! Et qui fonctionne fondamentalement contre les étrangers en situation irrégulière, ce qu’une juriste appelle un «état de siège» contre les étrangers. D’un côté il existe un droit qui institue une sécurité juridique, pour les nationaux, et de l’autre un droit qui institutionnalise l’insécurité pour les étrangers en situation irrégulière. Même les étrangers en situation régulière, en concubinage voire mariés avec des Français(es), et avec des enfants en France, sont menacés. Ils ne sont plus sûrs de pouvoir demeurer sur le territoire français avec la politique initiée par Nicolas Sarkozy. C’est une insécurité qui porte atteinte à un droit fondamental reconnu par le Conseil d’Etat : le droit à mener une vie familiale normale.
Les récents incidents dans le centre de Vincennes vous ont-ils surpris par leur gravité ?
Vincennes n’est que le dernier exemple sinistre en date. Ces violences ne sont pas des faits divers, ces violences ne sont pas des bavures, ces violences sont structurelles ! Elles sont induites par la nature même du camp, et par la stigmatisation des étrangers perçus comme dangereux, et qui même s’ils ne sont pas totalement dépourvus de droits, ne disposent que de prérogatives minimales. Ajoutez à cela des forces de police qui savent qu’elles opèrent dans des lieux globalement soustraits aux contrôles, la violence devient un phénomène banal et courant dans ces centres de rétention. Les événements de Vincennes n’ont donc rien d’exceptionnel concernant la violence, la nouveauté, on la trouve dans les mouvements de protestation qui ont suivis, ainsi qu’une petite opération politicienne tendant à faire croire que la police et le gouvernement menaient une politique de transparence en la matière. Il faut rappeler qu’une seule association peut pénétrer dans les centres : la CIMADE (Comité intermouvements auprès des évacués). Si le gouvernement veut aller jusqu’au bout, il faudrait commencer par autoriser toutes les associations qui défendent les droits de l’homme à entrer dans ces camps.
Quel est l’impact de la politique de Nicolas Sarkozy sur les conditions de rétention ?
Aujourd’hui, les centres de rétention concernent des hommes et des femmes qui antérieurement, pour diverses raisons et notamment parce qu’ils avaient des attaches fortes en France, n’étaient pas arrêtés auparavant. Sont ainsi enfermées et expulsées des personnes qui peuvent résider en France depuis 10, 15 ans ou plus longtemps encore, qui peuvent vivre en concubinage avec des Français(es), et qui dans certains cas mêmes ont des enfants en France. Les mêmes qui font grand cas de la préservation de l’unité familiale quand il s’agit de nationaux, ou d’étrangers vivant régulièrement en France, n’ont aucun scrupule à séparer les parents de leurs enfants, voire à expulser des enfants en violant pour cela une convention internationale ratifiée par la France et certaines dispositions express du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Le nombre de personnes placées en rétention et expulsées a ainsi considérablement augmenté dès l’entrée de Sarkozy au ministère de l’Intérieur mais nous assistons à un phénomène encore plus grave : l’avènement d’une xénophobie d’Etat ! Désormais il est assumé au plus haut niveau de l’Etat que l’étranger en situation irrégulière est une source de troubles et de maux. La traque, l’arrestation et l’expulsion deviennent donc une priorité nationale. Des moyens matériels et humains considérables sont engagés à cette fin. Le ministère abracadabrantesque de Brice Hortefeux en est l’incarnation : ministère de l’immigration, de l’identité nationale de co-développement et de l’intégration. Sur son site officiel, une seule activité est d’ailleurs mise en avant : la traque, l’arrestation et l’expulsion. Les objectifs sont très élevés: pour 2008, le quota est fixé à 28 000 expulsions ! Et cela doit augmenter chaque année !
S’agit-il d’un retour du nationalisme ?
Avec l’élection de Nicolas Sarkozy, la lutte contre les clandestins est pensée comme un élément essentiel de la préservation de la sécurité des nationaux et de l’unité nationale. Nous assistons à un retour d’une forme très convenue, xénophobe et parfois agressive du nationalisme, avec l’objectif de redonner aux Français une fierté qu’ils seraient supposés ne plus éprouver pour leur patrie. Il s’agit d’articuler une politique ouvertement xénophobe et la réactivation de grands discours sur la France, son passé prestigieux, ses origines chrétiennes, les beautés de sa colonisation réputée avoir été synonyme de civilisation…
Vous décrivez un phénomène d’externalisation parallèle à cette multiplication des camps sur le sol européen. Quel est son rôle ?
Les camps se multiplient en effet en Europe, principalement sur la «ligne de front» (Grèce, Malte, et les derniers entrants). L’externalisation se développe en parallèle pour redoubler et sanctuariser les frontières de l’Union Européenne. Il s’agit d’exporter les camps d’internement d’étrangers hors de l’UE, notamment dans les pays du Maghreb, considérés comme essentiel pour contrôler les «flux migratoires» en provenance d’Afrique. À charge pour ces Etats, que l’on sait peu scrupuleux quant au respect des droits de l’homme et des principes démocratiques, d’interner les étrangers sur leur sol. La présence en Europe d’un nombre relativement important de camps d’internement au regard de son passé génocidaire, est très difficile à assumer. Selon le bon principe qui veut que l’on cache ce que l’on ne peut véritablement tolérer, on procède donc à l’externalisation de ces camps dans des Etats dont les diplomates disent pudiquement qu’ils sont soumis à des «standards» juridiques différents. Très cyniquement, cela signifie qu’il sera possible d’expulser plus facilement les étrangers arrêtés. Un ministre italien reconnaissait ainsi que ce qu’il advient dans les camps libyens n’est pas de son ressort. Sous-entendu, on s’en lave les mains ! L’Europe ne cesse de sous-entendre ou même d’affirmer explicitement qu’elle est en guerre contre les «clandestins». Tous les moyens (ou presque) sont bons pour mener cette bataille ! La directive (en projet) va dans ce sens : la rétention administrative pourrait atteindre 18 mois ! Ce projet permettrait aussi de prononcer contre les étrangers en situation irrégulière et expulsés dans leur pays d’origine une peine d’interdiction de séjour de 5 ans sur le territoire des Etats membres de l’UE. L’avènement d’une xénophobie d’Etat n’est donc pas propre à la France, il s’agit d’une véritable «xénophobie d’institution» au niveau européen. Frontex, l’agence européenne qui se charge des frontières, dispose même de moyens militaires : les drones sont désormais utilisés pour le contrôle des frontières. Là encore on assiste à une extraordinaire banalisation de techniques originellement militaires désormais tournées vers le contrôle de populations civiles. Soit dit en passant après que le gouvernement français ait envisagé d’utiliser les mêmes drones pour les banlieues…
N’y a-t-il pas une certaine indifférence ou une trop faible mobilisation de l’opinion publique sur ces conditions de rétention ?
Effectivement. Et cela s’explique tout d’abord par l’extraordinaire démission des partis de l’opposition parlementaire, pour des raisons électorales. Les députés ont en effet un droit d’accès permanent aux camps de rétention, dont ils n’usent visiblement pas ! Ensuite, Ces centres sont des «hors lieux» : ils sont quasiment invisibles ! Qui sait lorsqu’il se rend à Roissy CDG qu’à quelques mètres seulement de lui se trouvent des étrangers placés en zones d’attente et dans certains cas en cours d’expulsion ? Il s’agit d’une invisibilité organisée. Cependant, entre le moment où ce livre a été écrit (2007) et aujourd’hui, les réactions se multiplient car la situation s’est aggravée, les quotas d’expulsions se sont durcis, et aussi grâce aux mobilisations de masse organisées par le Réseau éducation sans frontières (RESF). Ces derniers ont fortement contribué à sortir ce sujet de la marginalité »
Recueillis par CAMILLE STROMBONI