Coup sur coup, en quelques semaines, la Cour européenne de justice vient de rendre trois arrêts redéfinissant les rapports entre le droit européen et le droit du travail existant au niveau national. Après l’arrêt Viking concernant la Finlande et l’arrêt Vaxholm-Laval pour la Suède, c’est maintenant au tour de l’Allemagne d’être touchée avec l’arrêt Rüffert. Jusqu’à présent, le droit du travail relevait essentiellement de dispositifs nationaux issus des compromis sociaux passés dans le cadre des Etats-nations. En théorie, l’Union européenne a, en la matière, une compétence limitée. Le traité de Lisbonne, en cours de ratification, n’a pas modifié cette situation et indique simplement que l’Union «soutient et complète l’action des Etats membres» (article 153 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne).
Les trois arrêts précités modifient cette situation. La Cour européenne de justice a décidé que l’application du droit du travail au niveau national relevait de ses compétences. Pour la Cour «les Etats sont néanmoins tenus de respecter le droit communautaire, même dans des domaines ne relevant pas de l’application des traités» (arrêt Vaxholm-Laval). Elle construit ainsi une doctrine juridique lui permettant d’intervenir sur des domaines ne relevant ni des traités ni du droit communautaire qui en est issu.
Les arrêts Viking et Vaxholm-Laval condamnaient l’action collective des travailleurs pour empêcher une délocalisation dans le premier cas, un dumping salarial dans le second. L’arrêt Rüffert du 3 avril condamne le Land de Basse-Saxe pour avoir voulu appliquer à une entreprise polonaise une loi obligeant les entreprises de travaux publics à appliquer la convention collective du secteur dans le cas de passage de marchés publics. L’entreprise polonaise avait refusé de le faire en ne payant à ses ouvriers que 50 % du salaire minimum prévu par la convention collective. Dans les trois cas, l’argumentation de la Cour européenne est la même. Elle considère que l’égalité de traitement entre les salariés constitue une restriction de la «libre prestation de service» garantie par l’article 49 du traité instituant la Communauté européenne, article repris par ailleurs intégralement dans le traité de Lisbonne.
Le dumping social est explicitement justifié : «imposer aux prestataires de services établis dans un autre Etat membre, où les taux de salaire minimal sont inférieurs, une charge économique supplémentaire qui est susceptible de prohiber, de gêner ou de rendre moins attrayante l’exécution de leurs prestations dans l’Etat membre d’accueil […] est susceptible de constituer une restriction au sens de l’article 49 CE» (arrêt Rüffert). Elle indique de plus que «créer les conditions d’une concurrence loyale, à conditions égales entre employeurs suédois et entrepreneurs venant d’autres Etats membres» (arrêt Vaxholm-Laval) ne peut être considéré comme une mission d’ordre public et que, par conséquent, cela ne peut justifier une restriction à la libre prestation de service. La Cour peut, au nom de la liberté du commerce, limiter l’action syndicale et les droits des salariés. C’est le détricotage de l’ensemble des droits sociaux qui est programmé.
Ces arrêts de la Cour ne tombent pas comme des coups de tonnerre dans un ciel serein. Fin 2006, la Commission rendait public un livre vert intitulé Moderniser le droit du travail pour relever les défis du XXIe siècle. Ce livre vert fut suivi, en juin 2007, d’une communication de la Commission «Vers des principes communs de flexicurité». L’analyse et les préconisations de la Commission sont édifiantes. Selon elle, le marché du travail serait «trop protégé». Pour lutter contre la division entre les exclus, outsiders, et les intégrés, insiders, il faut accroître la flexibilité de ces derniers. Le chômage et la précarisation des premiers sont le produit de la trop forte protection des seconds et les allocations chômage sont analysées comme des obstacles à l’emploi. On reconnaît là l’habituelle doxa néolibérale en matière d’emploi, alors même qu’aucune étude n’a pu mettre en évidence un lien quelconque entre le niveau de protection de l’emploi et le chômage. Il s’agit d’accélérer les évolutions se déroulant au niveau national pour promouvoir un «autre modèle contractuel» en lieu et place du contrat à durée indéterminée qui organise encore la grande majorité des relations au travail dans la plupart des pays européens. Bien entendu, rien n’est dit sur les politiques macroéconomiques de lutte contre le chômage.
Pour la Commission, la notion de «flexicurité» signifie flexibilité pour les salariés et sécurité pour les entreprises : il s’agit de supprimer les normes de protection de l’emploi, d’assouplir les règles d’embauche et de licenciement, de généraliser la flexibilité et la précarité du travail… le tout au nom de la lutte contre le chômage et la précarité. La novlangue orwellienne a encore de beaux jours devant elle.
Ces arrêts de la Cour de justice et les projets de la Commission sont en ligne directe avec la logique profonde de l’Europe actuelle, qui fait de l’ouverture à la concurrence son axe principal de construction. La liberté de circulation des biens, des services et des capitaux est au cœur des traités. Directement dérivé des traités européens, le droit de la concurrence, de niveau communautaire, surdétermine les autres. Les droits économiques et sociaux des citoyens qui relèvent du droit national y sont subordonnés. Le droit de la concurrence joue véritablement un rôle de droit «constitutionnel» au niveau européen. Face à ce droit de portée normative, les autres textes européens apparaissent en l’état comme de simples déclarations d’intention sans aucune véritable portée opérationnelle. Il est aujourd’hui de la responsabilité du mouvement syndical en Europe, et plus largement de tous les mouvements sociaux et citoyens, de construire les rapports de forces nécessaires pour bloquer les processus en cours et imposer une législation européenne qui permette l’harmonisation par le haut des droits sociaux.