Tribune d'Etienne tete, conseiller régional vert, adjoint au maire de Lyon, parue dans Liberation.fr du 7 août 2008.
De petits renoncements en petits renoncements, le citoyen s’installe dans une douce torpeur qui nécessite trop d’efforts pour en sortir. Quand la situation devient intolérable, les capacités de révolte sont assoupies.
La création des fichiers Edvige (pour exploitation documentaire et valorisation de l’information générale) et Cristina par le gouvernement invite à la comparaison. L’étude strictement littéraire de l’ancien décret officialisant les fichiers des renseignements généraux et datant de 1991, avec le nouveau publié début juillet 2008, montre une évolution liberticide, sans que le pas vers l’enfer soit considérable.
La protection de la vie privée ne manque pas de défenseurs : la Déclaration universelle des droits de l’homme (art. 12), la Convention européenne des droits de l’homme (art. 8), le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966, l’accord du 15 avril 1994 établissant l’Organisation mondiale du commerce (art. XIV), ou encore la charte de Nice… Cependant les louables intentions sont souvent mises en veilleuse par l’affirmation d’une profusion de droits fondamentaux qui s’entrechoquent les uns les autres. Où s’arrête la vie privée au nom de la sécurité publique.
Grâce à la possibilité offerte par la saisine de la Cour européenne des droits de l’homme, l’article 8 de la Convention peut avoir des effets directs sur la législation française. Le Conseil d’Etat est tenu d’écarter les législations qui y sont contraires.
Les règles de fonctionnement du nouveau fichier, composé de trois fichiers associés, sont impressionnantes. En principe, peuvent être mises en fiches, toutes les «personnes physiques ou morales ayant sollicité, exercé ou exerçant un mandat politique, syndical ou économique ou qui jouent un rôle institutionnel, économique, social ou religieux significatif». Les informations envisageables sur une fiche sont presque illimitées, la pensée politique, les inclinaisons religieuses, les orientations sexuelles, la fortune, le domicile, les voitures, les rencontres… Jeune fille charmante pour homme de pouvoir trop pressé, fuyez ! Vous êtes en fiche ! Entre le nombre d’élus, notamment les conseillers municipaux (400 000 environ), entre les candidats malheureux, entre le chiffre moyen de partenaires issu de la dernière enquête sur la sexualité en France (Inserm-Ined 2008). C’est probablement 10 millions de personnes pouvant être signalées nommément dans une fiche. Ce ne sont pas les garanties «de style» qui peuvent rassurer, tel le mot «exceptionnel». A côté de l’émotion politique, le débat juridique peut présenter une résonance certaine en raison d’un arrêt récent de la Cour européenne. Il s’agit d’une décision de condamnation… Et la sentence porte sur un pays dont les qualités générales de démocratie sont rarement décriées : la Suède. L’arrêt du 6 juin 2006 éclaire de manière subtile les pratiques irrégulières de la France.
Quatre raisons : la première, les seules justifications de l’existence d’un fichier comportant des éléments de vie privée, s’avèrent la sécurité nationale, la sûreté publique, le bien-être économique du pays, la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales, la protection de la santé ou de la morale, ou la protection des droits et libertés d’autrui. Or, le fichier principal sur les trois du décret Edvige est justifié par le besoin d’informations du gouvernement ou de ses représentants «pour l’exercice de leurs responsabilités.»
La deuxième : il ne suffit pas que la finalité du fichier soit appropriée, il faut encore que chaque information contenue dans la fiche nominative soit conforme à l’objectif de sécurité publique. Ainsi, la Suède n’est pas condamnée pour ses règles générales qui sont meilleures qu’en France, de fonctionnement de son fichier mais pour l’inscription de la participation à une manifestation publique, de personnes particulières. La participation à une «manifestation» n’est pas synonyme de risque d’atteinte à la sécurité dans des agissements ultérieurs.
La troisième : pour la Cour européenne, la protection de la vie privée, s’applique même à des informations rendues publiques par un tiers ou par la personne fichée elle-même. Plus clairement, contrairement à la législation française, ce n’est pas parce qu’un maire d’une commune aurait indiqué dans une déclaration, son choix d’avoir un vécu affectif différent, que l’Etat est autorisé à mettre en fiche cette information. Il n’y a aucune raison de penser que telles ou telles inclinaisons sexuelles peuvent porter atteinte à la sécurité du territoire.
La quatrième raison : la compatibilité avec la Convention d’un fichier s’analyse également avec la facilité pour chacun d’accéder à sa fiche et de la corriger. Le fichier litigieux ouvre la possibilité de mettre en fiche les mineurs de plus de 13 ans alors que ces derniers, dépourvus de la capacité légale, ne pourront entreprendre les requêtes juridiques nécessaires.
Avant une condamnation relativement évidente de la France par les instances de Strasbourg, c’est à la section du contentieux du Conseil d’Etat d’apporter sa contribution au débat, invité à le faire par un citoyen. Il ne reste plus qu’à observer si la haute juridiction va réveiller le gouvernement ou au contraire inviter le monde politique à s’enfoncer un peu plus dans une léthargie. Freud devrait expliquer pourquoi le gouvernement a besoin d’utiliser des prénoms de femmes, qui évoquent charme et tendresse, pour mettre en place des horreurs. Ceux qui baptisent ouragans et tornades sont atteints de cette même pathologie.