Tribune de Gilles Candar historien jaurèsien, signataire de l’appel de Gauche Avenir, publiée dans Liberation.fr du 31 Juillet 2008.
Que ferait Jaurès aujourd’hui ? Quels seraient ses choix ? Personne, bien sûr, ne peut le dire. Personne ne peut parler à sa place. Mais si nous aimons Jaurès, ce n’est pas seulement en songeant à un passé glorieux et tragique, c’est aussi parce que nous pensons qu’il peut nous aider à réfléchir, non nous donner des solutions toutes faites.
Ensuite, que voulait Jaurès ? Une société plus humaine, plus fraternelle, moins déchirée et inégalitaire… Il s’en est souvent expliqué, de même qu’il a souvent dit pourquoi il avait fini par penser que ce rêve serait possible en développant toutes les formes de la propriété sociale. Ses réponses valent-elles toujours aujourd’hui ? On peut en discuter et, sans grand danger, présumer que beaucoup ont vieilli, évidemment. Lui-même appelait à ne pas trop se retourner sur le passé, à préférer la flamme vive de la pensée aux cendres refroidies du foyer…
Mais deux aspects ne vieillissent pas et ne peuvent pas vieillir, car ils ne tiennent pas aux évolutions de la société mais à une attitude générale devant la vie, à ce qu’on veut faire de soi, et à son rapport aux autres. Soit dit en passant, Jaurès a eu l’occasion d’expliquer un jour sa conception de la sottise : c’était, pour lui, «l’exagération de soi-même» (1), il ne l’oubliait pas pour lui-même et il est permis d’espérer que nos meilleurs dirigeants, à gauche et ailleurs, ne l’oublient pas non plus…
Ce qui ne vieillit pas, donc, chez Jaurès, c’est d’abord son respect des autres. Il écoute, il argumente, il expose ses raisons, les confronte à celles des autres. Ce n’est sans doute pas la plus mauvaise façon de faire de la politique. Le reste passe.
Mais, me semble-t-il, ce qui garde aussi toute sa vitalité, c’est son refus de la simple gestion, de la technique des affaires, du pouvoir conçu comme un savoir-faire demandant seulement de la bonne volonté et de la compétence technique.
À rebours, de son temps, les commentateurs de la «presse intelligente» (le Temps, les Débats…) lui reprochaient souvent d’être dans les nuées et les idées générales, de manquer de sens pratique. Aujourd’hui, où heureusement existe toujours, mais pas suffisamment, une presse intelligente, les idées sont à peu près les mêmes, même si les mots ont changé un peu : les formules passe-partout évoquent le respect de l’économie de marché, le réformisme assumé…
Jaurès pouvait déjà noter la propension des professionnels de la politique et des affaires à abriter leur conservatisme foncier derrière le refus des utopies, la volonté autoproclamée de l’efficacité dont ils seraient les meilleurs juges… Lui qui, élu local ou national, avait le sens de la réalisation, de la vitesse et de la prudence, de l’ensemble et du détail, se moquait de ces «hommes pratiques […] qui emploient quelques mots humanitaires pour amorcer les suffrages du peuple et qui, sous ces mots, ne mettent aucun sentiment ardent, aucune idée précise qui puisse inquiéter les privilégiés» (2). Et il précisait, s’agissant de lui-même : «Il y en a qui me reprochent de me tenir toujours dans des généralités, et je sais que les mêmes personnes ne me reprocheraient rien si je ne m’étais, en effet, toujours tenu dans les généralités.» Avant de conclure par ce dernier mot à ses contradicteurs : «Vous me comprendriez mieux si je n’étais pas aussi clair.» Pouvons-nous - faut-il ? - chercher à être plus clairs que Jaurès lui-même ?
Responsabilité, réformisme, et tout ce que l’on veut, bien sûr mais à condition, comme Jaurès, de se rappeler que l’objectif, ce qui importe, est toujours «d’aller chercher la justice dans les nuées où les habiles l’enveloppent».
(1) Chambre des députés, séance du 12 juillet 1912.
(2) Jean Jaurès, «Les moyens pratiques», la Dépêche, 12 mars 1890. Mêmes références pour les citations suivantes.