Rémi Lefebvre, professeur de Science politique à Lille et Reims, participant au think tank "Gauche Avenir", revient sur la crise généralisée du modèle social-démocrate, à l'occasion de la réunion à Paris des responsables parlementaires socialistes et sociaux-démocrates de l'Union européenne.
Le PS ne serait-il plus le seul parti social-démocrate européen à connaître les affres de la crise interne?
« Ce qu'on voit au Labour, avec l'affaiblissement de Gordon Brown et les féroces luttes internes qui en découlent, ou encore au SPD, qui déjà changé trois fois de président depuis 2005, montre que le PS n'a pas le monopole de la compétition interne! Et il faut relativiser: le déclin du PS, qui n'a jamais été un parti de masse, est moins flagrant, au niveau de l'organisation, que celui du SPD, un parti extrêmement puissant et organisé, lié au syndicats et au monde ouvrier, qui a perdu en dix ans un tiers de ses adhérents. »
Est-ce la même crise qui frappe tous les partis européens qui se revendiquent de la social-démocratie?
« On peut d'abord se demander si la social-démocratie existe! Est-ce que ça a du sens de comparer des organisations aussi différentes que le Labour, le PSOE, le SPD ou le PS français? Surtout avec des règles du jeu électoral tout à fait différentes, notamment en Angleterre, avec son mode de scrutin à un tour. Reste que tous ces partis appartiennent tout de même à la même famille politique. Et qu'ils sont tous confrontés à des évolutions économiques et sociétales similaires, le libéralisme, la mondialisation ou l'individualisme, qui déstabilisent ce modèle. »
Avec 13 défaites aux 15 dernières élections en Europe, on peut tout de même parler de crise électorale quasi-généralisée...
« La crise de performance électorale est une manifestation de la crise du modèle social-démocrate, mais ses raisons sont plus profondes. C'est aussi une crise organisationnelle, avec le déclin des partis de masse qui irriguaient la société, une crise idéologique et programmatique, une crise stratégique, aussi, avec une montée des gauches radicales. C'est enfin une crise sociologique: la social-démocratie n'a pas redéfini sa base électorale, alors même qu'elle est confrontée à une droite qui brouille la sociologie électorale. »
D'où la recherche de nouvelles alliances?
« Il faut rapporter la question des alliances à celle des cibles électorales. Partout en Europe, la social-démocratie a perdu ses bases populaires. En France, en Suède, en Italie, celles-ci se droitisent, séduites par les nouvelles synthèses idéologiques apparues du côté de la droite qui, elle, a fait son aggiornamento. Les conservateurs ont fait évoluer leur patrimoine idéologique, conciliant individualisme et compassion, libéralisme et protection, ordre et mouvement. Sarkozy ou Berlusconi, par exemple, ont fait voter ensemble la clientèle traditionnelle de la droite et les ouvriers. Les partis sociaux-démocrates, eux, ont fait le deuil des catégories populaires. Elles cherchent des réserves électorales au centre. »
Le débat sur l'alliance avec le centre, ici le Modem, est-il aussi vif dans les autres formations sociales-démocrates?
« Cela dépend du système politique. En Angleterre, il n 'y a pas d'équivalent fonctionnel de Besancenot ou de Die Linke. Dans un système plus représentatif, où une dose de proportionnelle permet aux mouvements de taille plus modeste d'être représentés, cela se pose avec davantage d'acuité. On ne peut comprendre la tentation du centre sans expliquer que les partis sociaux-démocrates ont non seulement perdu les catégories populaires, mais également renoncé à les reconquérir. On peut citer à cet égard le cas italien, où l'on en vient à douter du fait que le Parti démocratique soit de gauche, puisque son leader lui-même prône le dépassement du clivage droite-gauche afin de rogner des électeurs non alignés. »
Le PS, du point de vue idéologique, est-il au diapason de ses homologues européens?
« Le paradoxe idéologique, c'est qu'il y a une tentation de plus en plus forte, dans le débat interne du PS, d'alignement sur les standards de la social-démocratie européenne. Une partie des socialistes phantasme sur une ligne qui, pourtant, ne fonctionne plus ailleurs! Mais on constate que dans les autres pays, il n'y a pas de réflexion sur la crise de la social-démocratie. La démarche de la Troisième voie, cheval de bataille de Blair et de Schröder à la fin des années 1990, demeure encore la doxa, la ligne politique dominante dans les partis sociaux-démocrates d'Europe. »
Dans ce contexte, la crise financière ne peut-elle favoriser l'aggorniamento social-démocrate ?
« La crise ouvre une fenêtre d'opportunité très forte à la régulation, à la réhabilitation de l'intervention politique et des services publics. Mais on a l'impression que la sociale-démocratie est décalée par rapport à une crise qu'elle même n'a pas anticipé, alors que ce contexte est évidemment porteur pour elle. Pas sûr qu'elle puisse capitaliser là dessus. Au-fond, c'est très révélateur d'une sociale-démocratie peu réactive, qui a désinvesti la question de l'idéologie. La bataille des valeurs est aujourd'hui davantage portée par la droite que par la gauche. »
Tous ces partis ont-ils également abandonné le terrain des idées?
« Le PS, beaucoup plus que ses homologues, a perdu du terrain sur le plan intellectuel. Parce que le parti est plus faible, en termes d'organisation, parce que ses élites se considèrent elles-mêmes comme des intellectuels, et parce qu'elles ont tendance à instrumentaliser les intellectuels, ce qui agrandit le fossé entre eux. Les fondations anglaises proches du Labour et du SPD sont beaucoup plus actives que celles qui gravitent autour du PS. Il n'est qu'à regarder les budgets. A l'arrivée, l'érosion de la relation entre le PS les intellectuels est plus forte qu'ailleurs. »
Recueilli sur son blog par David Revault d'Allonnes, journaliste à Libération