L’Europe a besoin d’une relance forte. Pour cela, il faut utiliser la renégociation du Traité constitutionnel afin de mener un vrai débat sur ce que nous voulons faire ensemble. L’«Europe des projets» ou l’«Europe des résultats» ne me paraissent pas à la hauteur des enjeux, ni le «mini-traité» à ratification parlementaire avancé par Nicolas Sarkozy. (Condensé d'une intervention de Laurent Fabius devant le Trinity College à Dublin - janv 07)
Nous avons besoin d’une nouvelle Constitution ratifiée par référendum.
La France doit dire clairement que les Français ne revoteront pas sur le même texte, mais que nous sommes prêts à conserver les quelques avancées du Traité – comme le demandent l’Allemagne et d’autres – en échange d’une prise en compte des souhaits et des réserves exprimées par le peuple français.
Pour la renégociation du Traité constitutionnel, je suis favorable à une approche en trois temps. D’abord acter que la description détaillée des politiques n’a rien à faire dans une Constitution, dont le rôle est plutôt de définir le cadre général permettant à ces politiques d’évoluer dans le temps. En clair, la troisième partie du texte devrait être écartée. Certaines de ses dispositions pourraient être rediscutées dans un Traité séparé. Le gros de la deuxième partie - la déclaration des droits fondamentaux - pourrait être maintenu. Enfin, et c’est le point litigieux, les première et quatrième parties devraient être profondément revues. Il faudra se mettre d’accord sur de nouvelles avancées. Les coopérations renforcées devront être facilitées. Nous devrons aller vers le vote à la majorité qualifiée pour les décisions fiscales qui ont un impact sur le marché intérieur. Et rediscuter la composition de la Commission – une Commission sans représentant allemand ou français n’étant pas souhaitable. Surtout, le texte devra rendre possibles des avancées sociales significatives.
En parallèle, nous devrons progresser rapidement dans plusieurs domaines clés. Concernant l’intégration économique, la renégociation du budget de l’Union en 2008 devra être mise à profit pour le muscler, rouvrir son financement et l’orienter vraiment vers la préparation de l’avenir : recherche, éducation, infrastructures, etc. Nous devrons rechercher un accord sur une assiette commune et un niveau plancher pour l’impôt sur les sociétés.
S’agissant de la politique commerciale, il est impérieux de montrer comment les Européens peuvent à la fois être offensifs et défendre leurs entreprises et leurs emplois d’une concurrence déloyale en provenance notamment de la Chine et de l’Inde. Des mécanismes peuvent être utilisés pour diminuer la pression sur nos industries et leur permettre de se moderniser sans pour autant menacer la croissance des pays en développement. Par exemple des droits anti-dumping. La mise en œuvre ne sera pas simple et elle tranchera avec l’idéologie dominante. Mais, à terme, ces décisions bénéficieront à tous, car il n’est pas dans l’intérêt des pays en développement que s’approfondisse en Europe la crise sociale et politique actuelle, faite de menaces sur les rémunérations et de multiplication des délocalisations. Nous voulons le juste échange et non le dogmatisme du libre-échange. L’Europe ouverte, pas l’Europe offerte.
Nous devrons revoir aussi notre politique monétaire pour que la croissance et l’emploi figurent clairement parmi ses objectifs. Le fonctionnement de l’Eurogroupe devra être amélioré pour garantir un dialogue régulier entre celui-ci et la Banque Centrale Européenne et lui permettre de faire entendre sa voix dans les enceintes internationales (Banque Mondiale, FMI…). Nous devrons avancer vers une vraie coordination budgétaire entre les Etats ayant adopté l’Euro, si nous voulons que celui-ci reste viable.
En commençant avec ceux qui le souhaitent, nous devrons nous mettre d’accord sur une stratégie d’harmonisation sociale par le haut pour stopper la concurrence intracommunautaire qui tire vers le bas les systèmes sociaux.
Une politique énergétique commune destinée notamment à sécuriser nos approvisionnements doit être lancée sans tarder. En parallèle, l’Union devra redoubler d’efforts pour l’environnement par une stratégie commune pour continuer à réduire nos émissions de gaz à effet de serre et par une relance des négociations internationales.
Enfin, la défense européenne doit sortir du virtuel en progressant vers la standardisation des équipements, l’harmonisation des formations et la création d’unités communes. La France et l’Allemagne devraient montrer le chemin en lançant le projet ambitieux d’une armée commune.
Pour rendre ces avancées possibles, le moment est venu de redéfinir l’organisation interne de l’Union. A 27 Etats membres, l’uniformité signifie l’alignement sur le plus petit dénominateur commun, donc la paralysie. Je pense préférable l’idée d’une Europe différenciée, une Europe des trois cercles. Au centre, les Etats les plus eurovolontaires, aspirant à construire une Union plus étroite, dont le moteur sera probablement l’Allemagne et la France, en coopération avec la Belgique, le Luxembourg, l’Italie, l’Espagne ou d’autres. Un second cercle pourrait réunir les autres membres de l’Union, dont certains rejoindront à terme le premier cercle. Enfin, le troisième cercle comprendra les pays qui sont étroitement associés à l’Europe tout en n’ayant pas vocation à devenir des membres à part entière, au moins dans un avenir prévisible : Turquie, Ukraine, Maghreb…
Avec un projet ainsi précisé et un cadre ainsi fixé, l’Union verra enfin ses frontières définies – ce qui est une nécessité. Car comment promouvoir une entité politique dont la définition ne serait pas stabilisée ?
C’est en parlant clair et en lançant avec nos voisins rapidement la discussion sur ces points concrets que nous pourrons relancer et réorienter le projet européen.
Laurent FABIUS – 17 janvier 2007