Entretien avec Jacques Genereux, économiste, membre du conseil national du Parti socialiste ("Le Soir", Belgique).
Il est communément admis que nous vivons la « troisième révolution du capitalisme ». L’enjeu, pour nos sociétés, serait de s’adapter à cette mutation rendue inéluctable par les évolutions technologiques. Vous contestez ce diagnostic. Pourquoi ?
Selon la logique dominante, celle de la droite néolibérale ou néoconservatrice, mais aussi de certains partis de gauche et mouvements altermondialistes, le monde a changé - c’est ce qu’on met sous le vocable « mondialisation » - et, de ce fait, les marges de manoeuvre politique des Etats se sont trouvées considérablement réduites.
Pour les néolibéraux, il faut s’en faire une raison : la société sera de plus en régie par la compétition, par la logique du marché, et non par la logique politique. Pour les altermondialistes, il faut, au contraire, reprendre le contrôle politique de l’économie.
Ces deux prescriptions, apparemment opposées, reflètent le même diagnostic erroné d’une mutation imposée au politique. Or cette mutation résulte de choix politiques qui reflètent un changement des rapports de forces au profit des détenteurs du capital et au détriment des détenteurs de leur seul travail, et en particulier de travail peu qualifié.
Quand vous parlez d’un changement des rapports de forces politiques, que voulez-vous dire concrètement ?
Les années soixante-dix ont vu la montée en puissance de classes moyennes et supérieures qui, grâce aux politiques anciennes, avaient accumulé un patrimoine et avaient plus intérêt à la défense de ce patrimoine contre l’inflation qu’à des politiques privilégiant la croissance et le plein-emploi par des politiques de taux d’intérêt bas.
S’en est suivie une révolution politique qui a conduit les grands pays industrialisés à inverser totalement les bases du pacte social et économique de l’après-guerre. Ces choix politiques de libéraliser, de déréglementer et de privatiser ont engendré une concurrence mondiale exacerbée, là où existait autrefois une concurrence extrêmement encadrée.
Mais le modèle économique et social des Trente glorieuses - le modèle dit « fordiste » - n’avait-il pas atteint ses limites en raison de l’accélération de l’inflation, de la montée des déficits publics, des nouvelles technologies, de la baisse des coûts de transport et de la concurrence de nouveaux pays industrialisés ?
Une fois la grande consommation de masse généralisée à l’ensemble du monde industrialisé, le modèle fordiste arrivait en effet à épuisement en termes de gains de productivité - c’est-à-dire en termes de perspectives de croissance. Il fallait passer à un autre mode de production plus flexible, privilégiant l’innovation et l’adaptation des produits.
Mais il est faux de dire que la seule solution était de livrer l’ensemble des pays de la planète à la guerre économique. D’une part, certains petits pays d’Europe du Nord et le Japon, dans un premier temps, ont montré que des solutions d’adaptation plus solidaires existaient. D’autre part, ce modèle de la libre compétition généralisée, socialement insupportable et psychiquement douloureux pour beaucoup d’individus, est économiquement inefficace.
En Europe, il n’a pas permis de retrouver un taux de croissance soutenu, ni de combattre le chômage de masse ; il a entraîné l’aggravation des inégalités et de la pauvreté - on a vu l’apparition de travailleurs pauvres, qui étaient autrefois le « privilège » des Etats-Unis ; il a entraîné une atonie de la recherche et de l’innovation technologique. Ce modèle n’a pas non plus permis de sortir du sous-développement les pays à qui on a imposé la libéralisation et l’ouverture aux échanges. La grande question est la suivante : pourquoi, trente ans plus tard, ce modèle est-il toujours dominant ?
Réponse de la Commission européenne ou de l’OCDE : si l’Union européenne ne connaît pas les performances de l’économie américaine - deux fois plus de croissance et deux fois moins de chômage ! -, c’est parce que nos pays sont encore en retard en termes de flexibilité (sous-entendu : du marché du travail) et de déréglementation de l’activité économique...
Ce diagnostic est faux. Les performances américaines ne s’expliquent pas par le désengagement de l’Etat, mais par la mise en oeuvre par l’Etat d’une logique de puissance nationaliste.
Faites la liste de toutes les interventions publiques pratiquées en permanence aux Etats-Unis, mais interdites ou très fortement limitées par les traités de l’Union européenne : mener une politique monétaire favorable au plein-emploi et à la croissance ; moduler les déficits publics en fonction de la conjoncture afin de soutenir l’activité ; subventionner les entreprises ; rétablir temporairement ou définitivement des droits de douane pour protéger une industrie ; réserver une part des marchés publics aux entreprises locales ou à certaines catégories d’entreprises, comme les PME ; investir massivement dans la recherche via le budget public, en l’occurrence le budget du Pentagone ; etc.
Il y a, aux Etats-Unis, un consensus politique, quelle que soit l’administration, sur le fait que, dans cette société dure, sauvage, violente pour les individus, l’Etat doit être actif, au sens le plus keynésien, pour garantir une croissance économique soutenue. Quand on comprend cela, on peut mettre au jour le projet insidieux des néolibéraux européens.
Quel est ce projet ?
Un projet idéologique : se débarrasser du modèle social et de civilisation caractéristique de la vielle Europe, qui privilégiait la solidarité collective et la cohésion sociale. Si leur souci était la prospérité de l’Europe, ils imiteraient pour de bon l’Amérique. L’Europe aurait deux fois moins de chômage et deux fois plus de croissance. Et plus rien ne « justifierait » la remise en cause de notre modèle social.
Une bonne partie de la gauche estime que seule l’Union européenne peut protéger notre modèle social. Vous dénoncez, au contraire, une double trahison du projet européen : l’Acte unique en 1986 et, plus récemment, l’élargissement à l’Est...
Le projet des Pères fondateurs n’a jamais été de créer un espace de guerre économique entre les pays européens au nom d’une idéologie du libre-échange. Ils voulaient, au contraire, favoriser la coopération entre Etats afin que plus jamais les peuples européens ne se considèrent comme rivaux. Jusqu’aux années 80, le projet européen n’a jamais visé au recul des systèmes de protection sociale ; il impliquait un effort de solidarité pour permettre aux nouveaux entrants de rejoindre notre niveau de protection sociale.
Mais, au milieu des années 80, en créant le Marché unique sans harmonisation fiscale et sociale, on a mis en concurrence les systèmes fiscaux et sociaux, afin de provoquer une harmonisation fiscale et sociale par le bas.
Puis, à la fin des années 90, nous avons décidé d’accueillir dix nouveaux pays d’Europe centrale dont le niveau de développement, de salaire et de protection sociale est bien plus faible, en leur disant : ne comptez pas sur la politique macroéconomique pour soutenir la croissance, ni sur les transferts de solidarité dont ont pu bénéficier en leur temps l’Espagne et le Portugal notamment. Ce qui revenait à leur dire : utilisez la seule arme que vous possédez, le dumping social.
D’un projet de coopération, on est passé à un projet de guerre économique.
Cette victoire de la culture néolibérale du « chacun pour soi » provoque, écrivez-vous, le basculement des sociétés développées dans l’inhumanité de la « dissociété ». Que recouvre cet horrible néologisme ?On dresse des individus les uns contre les autres, les communautés les unes contre les autres, les nations les unes contre les autres, ce qui crée un climat de guerre permanente absolument insoutenable.
Même pour ceux qui semblent en être les bénéficiaires, les cadres supérieurs et dirigeants. Leur qualité de vie humaine et personnelle est-elle meilleure que celle de leurs homologues dans les années 60 ? Bien au contraire. L’obsession de la rentabilité financière immédiate est devenue le seul critère d’évaluation des performances des individus.
Ils ne sont pas jugés sur la qualité de leur travail, sur leur vision de long terme... - tout ce qui est intéressant dans l’entreprise - mais sur le taux de rendement pour l’actionnaire. Sont-ils un point ou deux en dessous de l’objectif ? Ils doivent comprimer les coûts. Et le seul moyen, c’est d’imposer plus de stress aux gens avec qui ils travaillent, en virer quelques-uns, bref administrer la souffrance au nom d’un intérêt qui n’a aucune légitimité morale, le profit des gens les plus riches.
Nous vivons dans des sociétés libres et démocratiques. A moins de prétendre qu’une minorité de capitalistes et quelques politiciens à leur solde imposent leur volonté - ce que vous ne faites pas -, il faut reconnaître que cette « dissociété » que vous dénoncez ne provoque pas de révolte...
Exact. Il doit donc y avoir des choses, dans notre nature, qui peuvent nous amener à nous accommoder d’une société aussi cruelle. J’ai donc été amené à réfléchir à notre ambiguïté profonde : d’une part, nous aspirons à une vie sociale paisible, à vivre avec les autres dans la coopération plutôt que dans la guerre, dans la solidarité plutôt que dans la rivalité systématique ; mais en même temps, nous aspirons très fortement à l’autonomie, à l’individualité : à être soi, pour soi. Ces deux aspirations sont indissociables ; elles constituent notre être.
La force de la « dissociété », c’est de s’appuyer sur nos penchants égoïstes et narcissiques, en survalorisant l’individu, la responsabilité, la performance et le mérite individuels, en flattant en permanence notre ego. De sorte que nous pouvons trouver, dans cette nouvelle culture de l’individu performant et guerrier, une forme de satisfaction, d’estime de soi.
Même pour les perdants ?
Oui. Se dire qu’on a été battu par le système et qu’on n’y peut rien serait extrêmement désespérant ; il est plus satisfaisant d’accepter la culture néolibérale de la responsabilité. Celle-ci était traditionnellement l’apanage de la droite conservatrice ; elle s’est étendue aux classes populaires - n’entendons-nous pas de plus en plus souvent des ouvriers contester l’indemnisation du chômage ? - et aux élites de la social-démocratie européenne, avec le blairisme ou le schröderisme. Or c’est une philosophie de l’irresponsabilité.
Dire : « Vous êtes responsables de vous-mêmes, ne comptez pas sur la société, parce que la société n’est responsable de rien », c’est dire : « Vous n’avez qu’à vous occuper de vous ; vous n’avez pas à vous préoccuper des autres ». On a ainsi créé une culture de la « dé-liaison » - de la dissociation complète des individus -, qui contribue à rendre le système acceptable.
Mais il y a plus. Le processus de « dissociété » est pervers au sens où il suscite des réactions de défense pour atténuer la souffrance et l’angoisse. Le communautarisme - cette « dissociété » entre communautés -, le repli sur soi ou encore le phénomène d’identification idéologique, par lequel des victimes du système s’identifient au camp des vainqueurs dans un délire narcissique, sont autant de réactions à une société de plus en plus violente.
Bref, par mille et un moyens, nous sommes ce que les psychiatres appellent « résilients », c’est-à-dire que nous développons des réflexes de défense pour ne plus souffrir, mais ce faisant, on cesse de se battre contre le système.
Puisque nous ne pouvons réagir individuellement, il faut donc une réaction collective et politique. Problème : les citoyens ont largement perdu la foi dans l’action politique...
Nous devons prendre conscience du fait que nous sommes les victimes d’une culture mortifère qui détruit notre civilisation. Nous avons fini par croire que nous ne sommes que des individus abandonnés dans une société sauvage.
Le rôle d’une politique progressiste, donc de gauche, c’est d’engager la bataille culturelle pour expliquer que nous pouvons bâtir une société de progrès humain, dans laquelle le fait d’être un individu libre, indépendant et autonome ne se fait pas contre autrui, mais où, au contraire, plus nous sommes solidaires, plus nous pouvons être libres et autonomes.