(Le Monde 22 février 07) Les appareillages du faire-croire sont bouleversés, la sélection des potiches d'honneur également. Le politicien, le notable n'est plus le rondouillard féru d'arithmétique parlementaire, le "radsoc" ventripotent un peu ficelle, mais qui a des lettres, entre Topaze et Edouard Herriot - image d'Epinal de la IVe République.
C'est un planner-strat adepte de la musculation en salle, pacsé avec une star de la télé. La VIe va rajeunir les cadres et raplatir les ventres. Tant mieux. Après tout, si le siècle dernier a prouvé que le discernement politique n'est pas marié avec les bésicles et le gratte-papier, pourquoi ne pas donner leur chance aux gens de plume, de cendrée et de plateau, les véritables leaders d'opinion des démocraties d'opinion - notre lobby des consciences ? Ils sont souvent moins bêtas.
LA FIN DES PERSPECTIVES
Derrière un Alexandre, notait de Gaulle, il y a toujours un Aristote. Pas de danger à cet égard, mais ce qui semble mettre les mini-Aristote hors jeu c'est la disparition, non de l'emphase millénariste dont l'offre politique s'est heureusement délestée, mais de la vue d'ensemble ou du point de fuite. Recettes catégorielles et réformes ponctuelles ne s'articulent plus à une vue panoramique du futur ou à une idée de l'homme. La perspective s'est évanouie sous l'aplat, le pointillisme des fiches d'experts escamote tout arrière-plan. D'où l'impossibilité d'établir une hiérarchie des urgences, une organisation des plans de sauvetage, et même un véritable état des lieux.
La suppression de l'échelle, par la mise à plat des événements hachés menu au "20 heures", ruine autant la géographie que l'histoire. Le pro, la pro naviguent à vue, sans carte, sur un océan de sondages démonté. L'ennui n'est pas qu'il y ait cent, cinquante ou cinq cents propositions, mais que ces aménités promises ne convergent vers aucun horizon définissable. Ce congé donné par la dictature du fait divers aux longues durées fournit du travail à des sondeurs, mais certes pas à des historiens. Les fonctionnaires de la totalité, en chômage technique, ont de bonnes excuses pour décrocher. Et les antitotalitaires, pour exulter. Rappelons-leur cependant, avant de leur dire bonsoir, cette évidence première : nous ne faisons partie d'une nation, comme les êtres humains font partie de l'humanité, qu'en mémoire et en espérance. L'union des grains de poussière n'existe que par et dans une verticale. Supprimez la profondeur de temps, et les séparatismes vous sauteront à la gorge. C'est Dieu qui empêche les Etats-Unis de se désunir. Comme nous n'avons pas inscrit sur l'euro, et c'est heureux, "In God we trust", l'évaporation du principe de convergence nous condamne à reculer du tout au tas. Ou d'une communauté de destin à un agrégat inconstitué de populations désunies. Les luttes de défédération ont commencé, et elles se paieront cher !
ALORS, QUI ?
Il n'y a pas de quoi, il n'y a plus que des qui. Embarras ? Vu des gradins le stade actuel, trop actuel, regorge de faire-savoir et de savoir-faire. François Bayrou ? De l'étoffe. Et de la vaillance. Mais Pierre Mendès France n'était ni atlantiste ni européiste, et le meilleur démo-chrétien conserve un fumet MRP. Effet de l'âge, sans doute injuste, mais pour qui garde en tête le "Bloc-notes" de François Mauriac, encore rédhibitoire. Georges Bidault et Jean Lecanuet sont décédés, mais les morts pèsent très lourd, qu'on m'en excuse, sur le cerveau des vivants. Bon vent au troisième homme. Il le mérite.
De deux risques, il nous faudra in fine choisir le moindre. Pour un jacobin invétéré, un gaulliste d'extrême gauche, le choix semble ne faire aucun doute. Encore que... La question cruciale aujourd'hui est de savoir si l'Europe peut ou non, face au Sud et à l'islam, constituer une alternative à l'Amérique, ou si l'Occident se condamne à avoir un seul visage, celui de l'Empire. Là-dessus, on peut hésiter. Nicolas Sarkozy nous invite à un Paris-Washington direct et sans chichis. Avec Ségolène Royal, l'avion fera pudiquement escale à Oslo ou à Copenhague.
La droite propose une subordination franche et loyale, genre britannique, pour faire brillant troisième auprès du big boss. Le centre-gauche, une délégation suave, à la scandinave, quand big mother, tout au bien-être des familles, laisse au leader mieux informé le commandement des forces de l'ordre dans les banlieues rétives du monde otanisé. Avec l'une ou l'autre de ces formules, nous pataugerions aujourd'hui dans le sang, en Irak. Merci, oui merci à Jacques Chirac de nous avoir évité cette honte. Ségolène est une dame de coeur. Les bons sentiments ne font pas les bons gouvernements ? Les mauvais non plus.
Ce patchwork de moralisme et de secourisme, de mémos sectorisés et de lieux communs est dans l'air du temps. "Après les mensonges étatistes qui nous ont fait tant de mal, le terroir, lui, ne ment pas." N'est-ce pas le message subliminal ? Il ne tiendra pas ce qu'il promet. Mais trop de religions meurtrières alentour, trop de passions déçues confèrent à la compassion maternelle l'attrait d'une ère de repos.
Troublant, en définitive, est le glissement à droite du personnel politique en son entier. Le socialisme d'étiquette ? Bientôt, un parti démocrate à l'américaine. La queue de comète gaulliste ? Déjà un parti libéral comme il faut. Il est dommage que la gauche de gauche, celle qui ne se contenterait pas de citer Jean Jaurès, Léon Blum ou Pierre Mendès France mais rappellerait ce qu'ils ont dit et écrit, n'ait pu se donner un candidat unique. Mais face à cette dérive des continents, et si un exorcisme peut redresser la barre, pourquoi ne pas soutenir au premier tour une candidature "antilibérale et populaire" (pour autant que l'ombre de l'extrême droite ne grandisse pas d'ici là) ? Quitte, au finish, à jouer contre mauvaise fortune bon coeur Ségolène, fidélité oblige. Ou dans un autre cas de figure, peu probable, le tracteur contre le Kärcher. Contre la révolution conservatrice. Faut-il dramatiser ? Vu ce qu'il reste en France de pouvoir au pouvoir politique et en Europe de marge de manoeuvre à la France, peut-être pas. Un ballet de papillons dans la cour de l'Elysée ne déclenchera pas un cyclone.