Plaidoyer pour un retour à la maîtrise publique du ferroviaire, par Maxime Bono (député maire PS La Rochelle), Didier Le Reste (secrétaire général CGT cheminots) et Daniel Paul (député PCF Le Havre)
Quelque 40 000 cheminots ont manifesté le 8 février dernier contre la politique des transports du gouvernement et la gestion de la SNCF. Pourquoi les accusez-vous de remettre en cause le service public ?
Didier Le Reste. La SNCF n’échappe pas aux politiques nationale et européenne de déréglementation des services publics menées ces dernières années. Conjuguées à une gestion de l’entreprise tournée de plus en plus vers la rentabilité financière, elles l’entraînent progressivement vers la libéralisation. Les derniers budgets consacrent cette orientation. Si rien ne vient contrarier celui de 2007, à la fin de l’année plus de 16 000 emplois de cheminots auront été supprimés depuis 2002.
Dégradation du niveau de qualité de service dû quotidiennement à l’usager, détérioration des conditions de travail des agents et fragilisation de la sécurité sont les conséquences de ces choix budgétaires. Quoi qu’en disent ses premiers dirigeants, la rentabilité financière est devenue le fil rouge de la gestion de la SNCF en lieu et place du service public. D’une logique d’équilibre des comptes dans les années quatre-vingt, nous sommes passés aujourd’hui à une logique de marge bénéficiaire pour financer des investissements qui devraient être assumés par l’État. Cette dérive est amplifiée par l’impact de l’endettement du système ferroviaire. Si rien n’est fait en appui des mobilisations des agents et de leurs organisations syndicales, si la politique des transports n’est pas profondément réorientée, la SNCF sera demain privatisée par appartements. La réorganisation de l’entreprise par branches d’activité de plus en plus autonomes les unes des autres s’apparente ainsi à une privatisation rampante.
Vous dénoncez particulièrement la gestion du fret...
Didier Le Reste. Le plan fret (2004-2006) fut un plan financier. Il n’était porteur d’aucune ambition industrielle. Depuis 2003, 8 000 emplois ont été supprimés, une centaine de gares ont été fermées et des milliers de dessertes abandonnées. Et pour quel résultat ? Un déficit de 350 millions d’euros en 2006 et un million de camions supplémentaires sur les routes.
Il est malhonnête de la part de certains dirigeants de rejeter sur la concurrence privée la responsabilité de l’effondrement de cette activité. Celle-ci est avant tout le fruit des choix de gestion effectués par la direction et le gouvernement comme l’anticipation de neuf mois de l’ouverture à la concurrence du fret alors que l’entreprise n’était pas prête. Les mêmes dirigeants qui nous ont vanté la concurrence en 2003 affirment aujourd’hui en découvrir l’âpreté. Ils se fichent de nous. La question de leur compétence est posée. Un déficit de confiance traverse l’entreprise.
La direction fait mine de reconnaître son échec mais propose de poursuivre dans la même veine. 44 % des suppressions d’emplois prévues en 2007 concernent ainsi le fret. Il faut rompre avec cette politique qui privilégie la marge et revenir à une politique de volume. C’est un enjeu de société. On ne peut pas prétendre lutter contre l’effet de serre et mener une politique qui favorise toujours plus le transport routier au détriment du transport ferroviaire.
Maxime Bono, Daniel Paul, partagez-vous ce constat ?
Maxime Bono. Hélas oui ! Nous, élus, nous observons sur le terrain cette dégradation du service public. À ce constat de visu s’ajoute ce que nous enseigne l’examen des budgets à propos de la politique des transports de cette majorité depuis 2002. La droite a clairement abandonné toute volonté de transférer des trafics de la route vers le rail. À titre d’exemple, le dernier budget fait apparaître une réduction des crédits ferroviaires de 9 %. Le résultat, c’est une dégradation très forte du réseau avec 15 000 kilomètres de ralentissement. L’audit réalisé par l’école polytechnique de Lausanne chiffrait à 500 millions d’euros annuels l’investissement supplémentaire à réaliser pour retrouver un réseau de bonne qualité d’ici vingt ans. En 2005, le gouvernement n’a concédé que 110 millions d’euros. En 2006, 270 millions d’euros. Le réseau continue donc de se dégrader.
À l’évidence, la politique du gouvernement asphyxie le service public. En témoigne l’exemple de l’Agence pour le financement des infrastructures de transports (AFTT) qui, avec la privatisation des autoroutes, se trouve privée d’un financement pérenne. Les dividendes autoroutiers devaient lui rapporter 40 milliards d’euros en vingt ans. Les sociétés d’autoroutes ont été vendues 14 milliards d’euros et, au bout du compte, seuls 4 milliards d’euros ont été récupérés par l’AFIT. En 2012, il lui manquera 7 milliards d’euros pour financer ses projets d’infrastructures ferroviaires. C’est un véritable piège qui vise, dans le meilleur des cas, à mettre à contribution les régions et, dans le pire des cas, à contraindre collectivités et entreprises publiques à négocier des partenariats publics privés pour financer les investissements.
Daniel Paul. Je partage évidemment le constat. Il y a quelques jours, j’étais à une conférence sur les questions climatiques lors de laquelle il a été réaffirmé qu’en France les transports routiers sont l’un des principaux émetteurs de gaz à effet de serre. Au moment où il faudrait, pour préserver l’avenir environnemental de notre planète, transférer les trafics vers des modes de transport plus économes en énergie et plus propres, on s’aperçoit que le rail n’est pas la priorité. Les suppressions d’emplois et de moyens matériels et financiers en témoignent. Le gouvernement multiplie les déclarations d’intention mais les actes ne suivent pas. Pire, cette majorité bloque les initiatives qui vont dans le sens d’un rééquilibrage en faveur du rail. Dans le cadre de la loi SRU, par exemple, les régions ont consenti et consentent toujours des efforts importants pour développer le TER. Mais ces efforts voient leur portée réduite par l’action de ce gouvernement. Ainsi l’état du réseau limite, voire annule les gains de compétitivité du rail que pourraient permettre les nouveaux matériels acquis par les régions. Et pour remettre le réseau en état, le ministre des transports, Dominique Perben, n’a rien d’autre à proposer que de demander aux régions de se substituer à l’État.
Pire, le gouvernement fait clairement le choix du tout-routier. Lors du débat budgétaire, nous avons dû nous élever contre l’autorisation de faire circuler des poids lourds de 44 tonnes. Le gouvernement nous a présenté ceci comme une avancée écologique. Il a prétendu que la quantité de marchandises par camion augmentant, le nombre de camions en circulation allait baisser. C’est faux. En vérité, il s’agit là d’un nouveau coup porté au transport ferroviaire. Cette mesure vise à permettre au transport routier de discuter à la SNCF des trafics que seul le rail pouvait, pour des raisons de capacité, assumer jusqu’à présent. Je rappelle aussi la question des voies ferrées qui desservent les domaines portuaires, aujourd’hui gérées par la SNCF et qui vont être livrées à la concurrence, avec des risques pour les emplois de cheminots : 200 sont menacés au Havre.
Daniel Paul, vous venez d’évoquer la question de la régionalisation du transport ferroviaire. Faut-il, à votre avis, poursuivre sur cette voie ?
Daniel Paul. La régionalisation n’est pas négative. Elle a permis de relancer le TER. Reste la question du financement. La Haute-Normandie a porté l’enveloppe du transport régional de 26 millions d’euros en 2002 à 38 millions d’euros en 2006. Cela a permis une hausse de 12 % de l’offre au voyageur. Mais jusqu’à quand les régions pourront-elles assumer seules les efforts à fournir pour poursuivre l’essor du TER ? Jusqu’à quand la SNCF peut-elle continuer à se décharger sur les régions d’un certain nombre de ses missions ou de réaliser du bénéfice sur leur dos ? Il n’est pas acceptable, par exemple, que la future mise en service du TGV Est serve de prétexte à la SNCF pour tenter de transférer les lignes classiques aux régions.
Je pense que la SNCF et l’État ont la responsabilité d’équilibrer le territoire, d’assurer un développement économique et social harmonieux et de garantir un égal accès au service public à l’ensemble des citoyens, et cela où qu’ils habitent.
Maxime Bono. Il est dangereux de répondre que les régions peuvent accroître leurs efforts en faveur du ferroviaire. Le gouvernement n’a pas renoncé à effectuer de nouveaux transferts de charges. Nous avons réussi à mettre un coup d’arrêt à la récente tentative de confier aux régions les trains Corail rebaptisés pour l’occasion trains interrégionaux. Tout d’un coup, ces trains n’étaient plus de la compétence de l’État mais des régions qui, à en croire la majorité, devaient financer les investissements nécessaires, mais aussi assumer les éventuels déficits d’exploitation des lignes.
Le gouvernement a dû reculer devant la mobilisation de l’ensemble des élus de gauche et des syndicats le 24 août 2005 à La Rochelle. Les trains Corail sont restés de la compétence de l’État.
Cependant, les régions ne peuvent pas d’un côté acheter des trains capables de rouler à 200 km/h et de l’autre se résoudre à ce que ces matériels plébiscités par les usagers circulent à 80 km/h en raison du mauvais état du réseau. Les collectivités locales, dans le cadre des contrats de plan, feront ce qu’elles devront faire pour améliorer l’état du réseau. Mais c’est un véritable piège dans lequel elles se trouvent prises. Piège qui, je le répète une nouvelle fois, vise à les contraindre à contracter des partenariats public-privé.
Didier Le Reste. L’état des infrastructures est une question fondamentale. Elle démontre que les régions ne peuvent pas seules répondre à l’enjeu du développement durable que constitue la relance du transport ferroviaire. Une autre politique publique nationale est nécessaire pour régénérer le réseau et pour une utilisation optimisée de ces infrastructures. Je rappelle que 30 % du réseau concentrent 80 % des trafics, engendrant ainsi des saturations. 50 % du réseau sont non électrifiés et, faute de matériel adapté, sous-utilisés. L’intervention de l’État est nécessaire mais il s’agit aussi de rompre avec les critères de gestion qui dominent actuellement à la SNCF. La politique de vente des actifs pour équilibrer les comptes est une politique de court terme. En témoigne la vente de la SHEM (Société hydroélectrique du Midi), la seule filiale bénéficiaire de la SNCF à hauteur de 45 millions d’euros et qui produisait 30 % de l’électricité traction. On vend l’immobilier et les lignes à haute tension. L’entreprise est ainsi en train d’être dépecée. Elle est progressivement privée par là même des moyens de son développement.
La SNCF connaît donc une dérive libérale...
Maxime Bono. Tout à fait. Le gouvernement est en train d’imposer une logique de rentabilité financière dans la gestion du service public. Il faut désormais réaliser des marges que l’on réinvestira ensuite dans des infrastructures pour produire des dividendes. C’est la négation du principe même de service public.
Comment l’empêcher ?
Daniel Paul. Tant au plan national qu’européen, la priorité donnée au rail doit relever d’une décision politique et non du jeu de la concurrence. Répondre aux enjeux d’équilibre des territoires, de développement économique et social et de sécurité implique de s’affranchir des logiques de profit. Le rail doit s’organiser dans le cadre d’une entreprise publique. Mais les services publics doivent être modernisés et démocratisés. Il n’est plus possible qu’ils soient dirigés depuis Paris, centralisés à outrance et placés à la merci des alternances gouvernementales. On ne peut plus accepter que les élus locaux, les salariés et les usagers soient tenus à l’écart de leur gestion. La démocratisation des services publics est un moyen d’empêcher la dérive de leur gestion vers la recherche de rentabilité financière. Permettre aux élus locaux, aux usagers et aux salariés de participer à la gestion des entreprises et des services publics, c’est tout à la fois se donner les moyens de prendre en compte les besoins et d’y répondre le plus efficacement possible.
Maxime Bono. La modernisation des services publics est nécessaire. La régionalisation est une première réponse. En Poitou-Charentes, cela a permis une hausse de 20 % de la fréquentation des TER. Le service public repose sur trois règles : l’égalité, la neutralité et l’adaptabilité. L’adaptabilité, on la doit aux usagers mais aussi au personnel. Leur intervention est décisive pour répondre dignement aux attentes des usagers et des collectivités. Les ministères ne doivent plus être omnipotents. La décision doit être prise au plus près du terrain.
Mais comment financer le transport ferroviaire ?
Didier Le Reste. Il est nécessaire e désendetter le système ferroviaire. Les 27 milliards d’euros de dette de Réseau ferré de France (RFF) l’empêchent de jouer son rôle de gestionnaire du réseau et d’assurer son entretien et sa régénération. Chaque année le service de la dette lui coûte plus d’un milliard d’euros.
À la SNCF, la situation est à peine meilleure. 5 milliards d’euros d’endettement entraînent 300 millions d’euros de frais financiers.
L’endettement est un système qui vise à contraindre la SNCF et RFF à s’offrir de plus en plus au privé, via les « partenariats public-privé ». L’exemple britannique émontre que cela ne fonctionne pas. Cette forme de privatisation rampante constitue un abandon inacceptable de la maîtrise publique du système ferroviaire. Désendetter, c’est augmenter les capacités d’autofinancement. Pour notre part, nous défendons la création d’un pôle public pour financer les infrastructures.
Daniel Paul. Il faut soulager le système ferroviaire de la dette. Les seuls bénéficiaires en sont les banques. Il faut être clair ! Nous ne parviendrons pas à préserver et à moderniser les services publics, à développer le rail sans nous confronter aux puissances de l’argent. Total vient d’annoncer 12 milliards d’euros de profit, les groupes du CAC 40 près de 100 milliards. Va-t-on enfin discuter la manière dont est accumulé cet argent et la manière dont il doit être utilisé ?
Maxime Bono. La fiscalité doit jouer un rôle pour favoriser le rééquilibrage en faveur du rail. Pour notre part, nous préconisons l’instauration d’un prélèvement exceptionnel sur les superprofits des compagnies pétrolières pour financer le développement des transports collectifs. Nous voulons aussi instaurer une éco-redevance sur le transport routier qui doit permettre de financer les infrastructures ferroviaires.
Didier Le Reste, vous avez mis en cause la concurrence. Quelle autre politique promouvoir à l’échelle de l’Europe ?
Didier Le Reste. 70 % des lois qui régissent le ferroviaire sont décidées au niveau européen. L’espace européen est l’espace pertinent pour développer le rail. Mais les institutions européennes et le patronat du chemin de fer ne jurent que par la libéralisation. Celle-ci tend à empêcher les coopérations entre opérateurs, qui donnent pourtant des résultats positifs.
Ce mode de développement est combattu par les partisans du libéralisme alors qu’il permet pourtant de faire progresser le rail sans dégrader la condition des salariés. L’approche européenne est dogmatique. Elle remet en cause les coopérations sous prétexte qu’elles sont « discriminantes » et nuisent à « la concurrence libre et non faussée ». Mais depuis 1991, avec la libéralisation, 600 000 emplois de cheminots ont été supprimés en Europe. Les systèmes de protection sociale ont été remis en cause. Les tarifs ont augmenté. Enfin, la part modale du fret ferroviaire a régressé. La France n’échappe pas à cette tendance. Depuis 2005, l’ouverture à la concurrence s’est traduite uniquement par un transfert de trafics de la SNCF vers les opérateurs privés.
Maxime Bono. Je remarque que l’évaluation des politiques de libéralisation que nous demandons depuis le début nous a toujours été refusée. On a beaucoup parlé de « la concurrence libre et non faussée ». S’il est un domaine où la concurrence est faussée, c’est bien celui des transports. Il faudra bien que s’organise un jour un tour de table européen pour mettre fin aux distorsions de concurrence dont profite la route. Pour ce qui concerne la libéralisation du secteur ferroviaire, la concurrence érigée au rang de dogme paralyse tout autre mode de développement. Je ne dis pas à bas la concurrence, mais à bas le dogmatisme.
Daniel Paul. Nous sommes à quelques semaines d’échéances majeures. Je suis européen. J’ai voté « non » au référendum parce que la constitution européenne menace les services publics. L’enjeu des élections est de sortir de cette logique. Il s’agit de mettre un terme à cette politique, de mettre fin à l’indépendance de la BCE pour qu’elle serve l’emploi et le développement durable, et de renégocier les directives sur les services publics pour que chaque pays puisse conserver ses services publics et organiser son système ferroviaire comme il l’entend.
On ne fera pas face aux enjeux du rééquilibrage du transport en faveur du rail en laissant faire la concurrence. Le retour d’une intervention publique forte est nécessaire pour substituer progressivement le rail au routier et à l’autoroutier. Au niveau européen, il s’agit de permettre la coopération entre les réseaux nationaux.
Entretien réalisé par Pierre-Henri Lab - www.humanite.fr 28/02/07