L’Europe est en crise. Quels sont les projets et les réformes institutionnelles qui lui permettraient d’en sortir ? Débat entre Pervenche Berès, Alain Lipietz et Jacques Le Cacheux.
Propos recueillis par Floriane Danguillaume et Guillaume Duval dans Alternatives Economiques.fr [ 03/07 ]
Alternatives Economiques : Cinquante ans après le traité de Rome, où en est l’Europe aujourd’hui ?
Pervenche Berès : L’Europe est victime de ses succès. Elle avait été constituée au départ pour mettre en œuvre des solidarités autour de questions précises, comme celle du charbon et de l’acier avec la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca), puis de l’agriculture avec la politique agricole commune (PAC). L’étape suivante – la constitution d’un grand marché unifié – devait être un moyen d’accélérer l’intégration politique de l’Europe. Cet enchaînement n’a pas véritablement fonctionné. Qu’il s’agisse du grand marché ou de la PAC, nous sommes aujourd’hui confrontés aux mêmes difficultés : ces politiques sont devenues des fins en soi. Du coup, le marché européen tel qu’il existe aujourd’hui est un marché pour idéologues en chambre : c’est le seul à l’échelle mondiale au sein duquel n’existe aucune véritable solidarité budgétaire, quasiment aucune règle sociale ou fiscale commune, ni aucune définition des préférences collectives en matière de biens publics…
Alain Lipietz : Au départ de la construction européenne, il y a la réconciliation franco-allemande. J’étais enfant, ma mère avait été résistante et mon père déporté. Faut-il faire la paix définitive avec les Allemands ? Voilà ce qu’on discutait à la maison, douze ans après la guerre de 39-45. Les Français ont décidé de faire cette paix, bien au-delà du marché commun. Et ça a formidablement marché. Au moment de la guerre d’Irak, un sondage a montré qu’après deux mille ans de guerres constantes, les Français considéraient désormais que leurs meilleurs amis étaient les Allemands…
Mais le processus d’intégration initié en 1957 n’a pas véritablement débordé le cadre initial de l’Europe à six. Les ex-dictatures d’Europe du Sud ont joué le jeu, mais les Anglais n’ont jamais accepté la logique d’une intégration politique progressive, et les Scandinaves sont restés sur une prudente expectative. La remise en cause du partage de Yalta, avec l’entrée dans l’Union européenne des dix pays d’Europe centrale et orientale au 1er mai 2004, a constitué la seconde grande étape de l’unification du continent. Elle ne va pas accélérer l’intégration politique… Mais la France n’a rien fait non plus pour qu’il en soit autrement : elle a été, je crois, le seul pays d’Europe à ne pas organiser de fête ce jour-là, alors que l’on compte tout de même 4 millions de personnes d’origine polonaise en France !
La réconciliation européenne autour du noyau franco-allemand a donc bien marché, mais la dynamique est épuisée. Pour le reste, on s’est figé dans l’économique. Or, on aurait besoin d’Europe politique. C’est un des points sur lesquels les économistes de la régulation (*) ont beaucoup travaillé : le marché n’accroît le bien-être écologique et social qu’avec des institutions adaptées. Le fonctionnement de l’Europe tel qu’il est codifié dans les traités de Maastricht et de Nice consiste à empêcher les politiques de prendre des décisions. Pour y parvenir, il faut en effet réunir l’unanimité sur la plupart des sujets. En matière économique et sociale, cela porte un nom : le laisser-faire. L’Europe de Maastricht-Nice est ainsi dotée de la constitution la plus néolibérale du monde.
Le projet de traité constitutionnel commençait à remettre en cause ce libéralisme, en accroissant les pouvoirs du Parlement européen et en élargissant les cas de vote à la majorité en Conseil. Avec la charte des droits fondamentaux, il fixait une orientation sociale, écologiste et féministe de base, valable de l’Estonie à l’Algarve. C’est pourquoi je considère que le « Non » franco-hollandais aux référendums de 2005 a été la plus grande défaite de la gauche européenne depuis la guerre.
Jacques Le Cacheux : Je suis d’accord avec beaucoup des choses qui ont déjà été dites. Les institutions européennes qui, pour l’essentiel, avaient été conçues pour six ou pour douze, n’ont pas permis, suite aux élargissements, de dégager les choix politiques nécessaires pour que le marché européen fonctionne d’une manière plus satisfaisante. On ne parvient pas aujourd’hui à faire émerger des politiques macroéconomiques favorables à la croissance en Europe ni même d’ailleurs de politiques spécifiques de soutien, notamment dans le domaine de la recherche et du développement.
Le budget européen est complètement bloqué : on ne peut rien toucher ou pratiquement. Les parties 1 et 2 du projet de traité constitutionnel allaient dans le bon sens, de ce point de vue, en proposant d’élargir le champ des décisions prises à la majorité qualifiée, de simplifier la règle de majorité qualifiée elle-même et d’abaisser les seuils de majorité qualifiée, etc. Par ailleurs, il serait nécessaire de doter la zone euro d’institutions spécifiques. Les pays de la zone ont confié une part importante de leur souveraineté nationale à une banque centrale indépendante dont les statuts sont stricts et difficilement modifiables. Pour pouvoir dialoguer avec cette BCE, il est indispensable que ces pays élaborent des politiques et des positions communes, notamment en matière de politique de change. Il faut également qu’ils puissent se coordonner de façon active en matière de politiques budgétaires et de fiscalité pour éviter le développement à l’intérieur de cette zone de politiques compétitives concurrentielles, comme celles qu’on observe actuellement, notamment de la part de l’Allemagne.
Que pensez-vous de l’idée qu’il faudrait relancer l’Europe autour de grands projets plutôt que de reprendre le débat institutionnel ?
J. L. C. : Dans le livre que je viens de publier avec Jean-Paul Fitoussi (1), nous proposons un certain nombre de projets concrets. Et notamment la création d’une Communauté européenne de l’énergie, de l’environnement et de la recherche (C3ER). Elle serait l’équivalent au début du XXIe siècle de ce qu’avait été la Ceca au début des années 50. Ceci dit, je ne crois pas qu’il soit utile d’opposer Europe des projets et réforme institutionnelle. A chaque fois qu’on a fait des progrès dans la construction européenne, c’était parce qu’on a été capable d’avancer sur ces deux fronts en même temps.
P. B. : L’articulation entre mode de gouvernance et nature du projet est au cœur de la question européenne : on a toujours avancé en liant les deux. Pour une raison très simple : l’Europe n’étant pas un super Etat, la question institutionnelle ne peut pas être posée in abstracto. Elle n’a de sens qu’au regard d’un projet. A l’inverse, l’Europe ne progresse que quand elle a les institutions qui lui permettent de faire avancer le projet dont elle s’est dotée. La construction du grand marché, à partir de la fin des années 80, s’est accompagnée par exemple d’une réforme institutionnelle essentielle : la codécision, c’est-à-dire l’association du Parlement européen au pouvoir de décision qui jusque-là ne reposait que sur le Conseil, qui regroupe les ministres représentant les Etats membres. Cela a été vrai également avec le passage à l’union économique et monétaire : la création d’une banque centrale indépendante a constitué un virage institutionnel majeur.
La stratégie de Lisbonne, visant à faire de l’Union la zone la plus compétitive du monde dans le respect du développement durable, arrêtée en 2000, marque le début de la crise institutionnelle dans laquelle nous sommes. Elle traduisait un bon diagnostic, mais les moyens choisis pour la mettre en œuvre, la méthode ouverte de coordination (*), n’étaient pas du tout adaptés à l’ambition du projet. Aujourd’hui, nous sommes au pied du mur : soit on se dote d’un projet avec les institutions adaptées, soit l’Europe est durablement enlisée.
A. L. : La question institutionnelle est incontournable. On ne peut pas introduire de régulations sociales ou écologistes, ni de dépenses nouvelles en matière notamment de recherche ou d’infrastructures, dans un espace économique qui reste un agrégat de pouvoirs politiques dispersés. L’exemple du New Deal (*) américain dans les années 30 en est une bonne illustration. Le New Deal a consisté d’abord à donner plus de pouvoir au niveau fédéral, à dire que les lois sociales seraient désormais à peu près les mêmes dans tous les Etats et accroître le budget fédéral de grands travaux. Quand les Etats fédérés ne sont pas tous d’accord pour de tels changements, il faut pouvoir décider à la majorité. Au niveau de l’Europe, tant qu’on ne passera pas d’une confédération à une fédération, c’est-à-dire une Union où la règle de décision est la majorité, chaque pays aura la tentation de capter les emplois et l’épargne par le dumping fiscal, social ou écologique.
La stratégie de Lisbonne entendait faire de l’Europe la zone « la plus compétitive du monde par l’économie de la connaissance », et donc par la qualité du capital humain, non par les bas salaires. Pour cela, elle prônait « un Etat social actif et dynamique ». Son échec est une parfaite illustration de cette règle : on ne peut pas enclencher de nouvelles politiques impliquant tous les pays si on ne peut pas forcer le barrage du veto de certains pays. Il y a contradiction absolue entre Etat social actif et dynamique et règle de l’unanimité. Le traité constitutionnel européen était une tentative pour généraliser progressivement le vote à la majorité et c’est malheureusement cela qui a été rejeté par cinq pays (France, Pays-Bas, et les eurodéputés de Pologne, de la République tchèque et du Royaume-Uni). Si on n’accepte pas l’extension du vote à la majorité, l’Union européenne restera une zone de libre-échange et la course au moins-disant social se poursuivra. Beaucoup disent, non sans hypocrisie souvent : « en 2005, j’ai voté “Non” parce qu’avec le traité constitutionnel, il n’y avait pas assez d’Europe, car tout ne se décidait pas à la majorité et on laissait donc faire les marchés ». Mais le seul résultat pour l’instant est le maintien de l’Europe actuelle.
P. B. : Le vote à la majorité qualifiée est une condition nécessaire mais pas suffisante, et poser la question du vote à la majorité qualifiée sans poser la question de la nature du projet c’est aller au-devant de graves déconvenues. Le « Non » l’a emporté en France parce que les Français n’ont pas eu le sentiment que le projet de traité constitutionnel dotait l’Union des outils dont elle avait besoin pour faire face aux défis du futur. On leur demandait de mettre dans une constitution l’ensemble des politiques accumulées depuis le début de l’Union, à un moment où ils ont la perception que ces politiques ne sont plus celles qui pourraient permettre à l’Union de répondre notamment au double défi énergétique et environnemental.
Peut-on sortir de la crise actuelle ?
J. L. C. : Il y a des raisons d'être optimiste. Au-delà des postures affichées par les uns et les autres, notamment lors de la réunion à Madrid le mois dernier des 18 pays qui ont déjà approuvé le traité, tant la présidence allemande de l’Union que nombre d’autres pays européens ont la ferme volonté de relancer le processus d’intégration et la réforme institutionnelle qui doit l’accompagner. La présidence allemande ne se fait pas d’illusion sur la possibilité d'aboutir dans les six mois, notamment du fait de la conjoncture politique française. L’idée serait de conclure avant les élections européennes de 2009. Il devrait être possible de s’entendre d’ici là à la fois sur l’extension de la majorité qualifiée, sur un projet de type Communauté européenne de l'énergie, de l'environnement et de la recherche – il y a là un champ sur lequel les clivages européens ne sont pas du tout les mêmes que sur la plupart des autres sujets abordés – et, enfin, sur la question de la gouvernance de la zone euro.
A. L. : Ce n’est pas parce que ce débat est gelé en France depuis 2005 que rien n’a bougé chez nos voisins. On discerne une lutte entre deux voies de sortie de crise. Une voie de droite : une conférence intergouvernementale, où les gouvernements consolideraient a minima l’Europe intergouvernementale d’aujourd’hui en mettant un peu d’huile dans les rouages. Moins d’unanimité au Conseil (mais sans codécision avec le Parlement et, bien sûr, sans la charte des droits fondamentaux), et un ministre des Affaires étrangères. Même Angela Merkel et Nicolas Sarkozy vivent durement, en effet, d’être éliminés du grand jeu mondial, comme on le voit sur l’Iran.
La deuxième ligne, c’est celle de la réunion des 18 pays ayant ratifié le traité, du Parlement européen et de la gauche du « Oui ». Ils refusent de reculer sur aucun des acquis du traité constitutionnel – la charte des droits fondamentaux, le vote à la majorité avec codécision du Parlement européen le plus souvent possible, le contrôle des élus sur la politique agricole, la protection des services publics, le début d’un droit pénal européen… – et veulent essayer d’aller plus loin !
En ce qui concerne les échéances, il y a un calendrier court et un calendrier long. Le calendrier court vise à tout régler d’ici à 2009, avec un référendum européen couplé aux élections au Parlement européen de 2009. Le calendrier long, malheureusement plus probable, consiste à charger le Parlement européen élu en 2009 d’une mission constituante. Dans les deux cas, l’élaboration de ce traité constitutionnel amélioré (un plan « A+ » en quelque sorte) devra associer également la société civile et les parlements nationaux.
P. B. : Nos partenaires, et en particulier les Allemands qui président actuellement l’Union, attendent de nous, Français, une réponse rapide à la question qu’ils ont mis sur la table : nous sommes 18 à avoir ratifié la constitution, qu’est-ce que vous proposez ? Le ou la futur(e) chef de l’Etat français aura des atouts en main pour répondre à cette question. Nous avons en effet un double problème de gouvernance : au niveau de l’Union, d’une part, et de la zone euro, d’autre part. Pour l’Union européenne, j’exprime mon accord total avec l’idée d’une redéfinition du projet européen autour du triptyque énergie-environnement-recherche. Il est très compliqué de progresser vers davantage d’intégration européenne sur les questions qui ont déjà fait, depuis longtemps, l’objet de politiques nationales : une européanisation des régimes sociaux est par exemple très difficile à envisager. Mais sur des politiques plus nouvelles comme celles-ci, l’emprise des traditions nationales devrait être plus facile à dépasser. Mais on doit se donner les moyens de mettre réellement en œuvre un tel projet et ne pas recommencer Lisbonne. Cela suppose au minimum la redéfinition du budget de l’Union et celle de la politique de la concurrence. Avec un tel projet, on peut, si l’on est cohérent, tirer l’ensemble des politiques, et donc des institutions européennes.
Pour la zone euro, le problème à résoudre est différent. Il y a plusieurs raisons au dérapage de la gouvernance dans la zone, mais la principale tient au déséquilibre entre les deux piliers : autant l’union monétaire est totale, autant l’union économique reste fragmentaire. Dans notre réponse à nos partenaires européens à propos de l’avenir du traité constitutionnel, nous devons absolument inclure un deal sur la gouvernance dans la zone euro. Ce ne sera pas facile : la solidarité au sein de la zone a diminué mais, en même temps, la conscience est générale que les choses ne peuvent pas rester en l’état. C’est le moment d’avancer sur la coordination des politiques économiques : au moment où les ministres des Finances définissent leurs budgets nationaux annuels, ils doivent se mettre d’accord sur le diagnostic de la zone, les priorités en matière d’investissements publics… Et il nous faut poser la question du change et de la gestion de la politique de change de l’euro.
Il faut, enfin, poser la question fiscale : si on considère qu’au sein de la zone, la question fiscale sera la dernière à pouvoir être résolue, il n’y aura plus de zone euro. Aujourd’hui, l’Irlande, qui a bénéficié d’un privilège momentané lié à son excentricité, considère cela comme un droit acquis et refuse de le remettre en cause. Et les prochains pays candidats à l’entrée dans l’euro, ce sont Chypre et Malte… On ne peut pas continuer à fermer les yeux sur l’harmonisation fiscale. Ce sera très difficile, mais le fait que l’Allemagne ait inclus dans les objectifs de sa présidence d’avancer sur la base commune de l’impôt sur les sociétés est significatif. Nous devons poser ces questions avec détermination, brutalité même, car sinon c’est la survie de la zone euro qui est en jeu. Parallèlement, il faut avancer aussi sur la question de la ressource propre (*) de l’Union, en lui donnant évidemment une orientation écologique.
(1) L’état de l’Union 2007. L’Europe des biens publics, éd. Fayard-Presses de Sciences Po, 2007.
* Economistes de la régulation : école économique française constituée dans les années 70 autour des travaux, en particulier, de Michel Aglietta et Robert Boyer et qui insiste sur la dimension institutionnelle et sur le rôle de la régulation publique dans le fonctionnement réel de l’économie.
* Méthode ouverte de coordination : faute de pouvoir décider de règles communes, on se contente de faire du benchmarking, c’est-à-dire de comparer les performances des pays par rapport à une batterie d’indicateurs et d’échanger sur les « bonnes pratiques ».
* New Deal : littéralement « nouvelle donne ». Terme forgé par Franklin D. Roosevelt président des Etats-Unis pour désigner la politique anticrise menée entre 1933 et 1935 : soutien des prix agricoles, grands travaux et instauration d’un Etat-providence (assurance chômage, allocations vieillesse et aides en nature pour les plus démunis).
* Ressource propre : pour l’instant le budget de l’Union européenne est alimenté par des contributions versées par les ministères des Finances des Etats membres, prises sur les impôts qu’eux-mêmes prélèvent. L’Union européenne n’a pas le droit de lever elle-même d’impôts directement sur les citoyens, une prérogative essentielle de tout corps politique.