Gestion du futur incertain par la puissance publique, volonté politique franco-allemande, et pas seulement la défaite des nations au profit du laissez-faire. C'est la clef de la relance européenne, pour le chercheur en économie de Paris 8 (alias Oncle Bernard de Charlie Hebdo). Peut-être vers une Europe puissance (plutôt qu'un marché ou une vache à lait). En tout cas vers un laboratoire de l'intelligence, comme y invite la jeune pousse Erasmus, semée en 1987.
Cinquante ans après Maurice Faure et la signature du premier traité de Rome, le 25 mars 1957, dans les feux mourants de la IVe République, deux générations plus tard donc, une crise institutionnelle grave masque une crise de fonctionnement de l’Europe. Le vote non au projet de Constitution sanctionne une Europe qui se « fait » sans les citoyens, ou plutôt au-dessus d’eux, dans des directives qui représentent la majorité du droit imposé à ces mêmes citoyens, sauf que l’Europe ne se fait pas, elle défait, elle détricote : elle défait des histoires industrielles nationales, des monnaies, des cultures, elle détricote ce qui avait constitué cette exception historique appelée « nation ». Il semble bien qu’après avoir été la victoire des nations belligérantes sur leur propre nationalisme, autrement dit, après avoir traduit une vision extraordinairement grande de l’idée de nation, l’Europe ne soit plus que la défaite des nations au profit du laisser-faire. Or si l’Europe est née du libre-échange, elle doit être un peu plus que le libre-échange.
Quand elle préserve, l’Europe préserve le pire : une agriculture intensive, polluante, pénalisante pour le Sud. L’Europe, c’est celle des paysans subventionnés, un peu comme si l’on disait : « Les Etats-Unis ? Non, ce n’est pas San Francisco, L.A., N.Y.C., la Silicon Valley, les Etats-Unis, c’est le “corn belt”. » Les Etats-Unis, heureusement pour eux, sont plus que le « corn belt ». Alors, pourquoi cette impasse et comment en sortir ?
Se calquer sur le modèle d’Erasmus
Curieux fonctionnement que celui de l’Europe, en l’absence d’institutions offrant un vrai pouvoir politique à côté du pouvoir économique : au nom de l’équation « concurrence-efficacité », on donne des coups de pied dans le maquis des rentes, de l’autre, par peur politicienne (largement française d’ailleurs) on passe la pommade dans le sens des rides. On refuse la libéralisation des services (alors que les services sont 75 % du PIB des économies modernes) et l’on consacre pendant cinquante ans la moitié du budget à l’agriculture (3 % du PIB pour les nations les plus avancées). Et on voudrait que l’Europe existe ?
Certes, l’Europe fait des efforts. Le 1er juillet 2005, elle signe un compromis sur la fiscalité de l’épargne, ébauche d’Europe fiscale et de taxation uniforme du capital, avec à terme la promesse de lever le secret bancaire en Autriche, en Belgique et au Luxembourg. Mais elle ne parvient pas à harmoniser la fiscalité des entreprises, clé d’une politique industrielle non pas commune, ne rêvons pas, mais anti-agressive. L’Irlande, d’une certaine manière, fut le passager clandestin de l’Europe. Elle acceptait des aides pour baisser ses impôts et favoriser l’implantation d’entreprises américaines.
Or l’idée de l’Europe est incompatible avec la notion de « passager clandestin », de « profiteur solitaire ». Même si elle fut baptisée à l’eau d’une zone économique de libre-échange, elle fut d’abord une idée politique, celle de Delors, de Schuman, d’Adenauer, de la démocratie chrétienne : plus jamais la guerre. Jacques Delors nous a souvent répété le traumatisme que fut pour lui la débâcle de 40 et la France détruite, à la dérive, proche de la mort. Les grands fondateurs n’avaient qu’une volonté (et quel courage quand on y songe !), tendre la main à l’ancien ennemi. Oubliés le traité de Versailles, la « paix carthaginoise », l’Allemagne « pressée comme un citron jusqu’à ce que les pépins craquent », vive la construction commune des anciens ennemis : la Belgique, l’Italie, la France, l’Allemagne, auxquels se joignirent le Luxembourg et les Pays-Bas.
Sans refaire ici l’histoire des institutions, reconnaissons trois grandes réussites à l’Europe. 1. L’élection du Parlement européen au suffrage universel. 2. Erasmus. 3. Maastricht et l’euro. Laissons de côté la démocratie politique, qui aurait dû être amplifiée par le traité constitutionnel. Passons sur l’élargissement – faute politique sans doute, malgré l’appétit des ex-satellites de l’URSS – qui revenait à diluer l’idée européenne dans celle de zone d’échange. Pourquoi parler de cette minuscule chose, Erasmus, créée en 1987 ?
Parce qu’elle est l’esprit de l’Europe. Erasmus – l’étudiante qui va de Munich à Barcelone en passant par Paris –, c’est l’Europe du bouillonnement de la fin du Moyen Age et de la Renaissance, l’Europe des chercheurs, des artistes, des nomades dirait Jacques Attali. Evidemment, Erasmus n’est qu’une idée, un début de frémissement, mais un signe heureux du désir d’Europe chez les jeunes. Erasmus dit que l’Europe future est possible, et qu’elle sera – comme le voudrait l’agenda pieux de Lisbonne – une Europe de la connaissance et de la recherche. Erasmus résume ce qui fit l’histoire de l’Europe : la grande ville, l’individualisme, les Lumières, le Romantisme (que l’on fasse passer les futurs impétrants au détecteur de mensonge de ces quatre mots : la ville, l’individualisme, les Lumières, le Romantisme).
L’euro maintenant. L’euro est certes une notion monétaire, mais, à mon sens, une avancée plus politique que monétaire. Elle fut la grande victoire du président Mitterrand et celle du chancelier Kohl avec l’échange de la réunification de l’Allemagne contre l’arrimage définitif du franc au mark. Le mark fort obligea les Allemands à construire une « économie-amont », une économie de « price-makers » et non de « price-takers », une économie du cycle vertueux « monnaie forte, croissance forte ». Les Allemands exigèrent l’autonomie de la BCE, dont les statuts furent calqués sur ceux, tous frais, de la Banque de France, que les Français venaient de réformer. L’autonomie de la BCE fut une idée franco-allemande. Sans doute une erreur, mais ce que les Franco-Allemands firent, les Franco-Allemands peuvent le défaire. Soumettre la Banque centrale européenne au pouvoir politique sera bien entendu un acte politique majeur. Depuis Trichet, l’euro a été le cheval de Troie de la mondialisation. La mondialisation ne peut être utilisée à l’avantage de l’Europe, sans une politique active de l’euro (ce qu’ont compris les Etats-Unis avec le dollar), et cette politique active nous ramène au couple franco-allemand.
Un nouveau pacte franco-allemand
Reprendre le chantier par le petit bout, revenir cinquante ans en arrière, au couple franco-allemand. Rappelons Airbus, Ariane, beaux succès non ? Mais ce n’est pas l’Europe çà ! C’est la France et l’Allemagne ! Ou plutôt si, c’est l’Europe, la vraie, celle du départ, avec la volonté politique qui pousse, la gestion du « futur incertain » – toute la question de l’énergie aujourd’hui – par la puissance publique. Comparons avec la débâcle Suez-GDF : au nom de quoi avoir refusé l’OPA d’Enel ? Certainement pas au nom de l’Europe. Qui est capable de construire une Europe de l’énergie aujourd’hui ? Personne. Personne, parce qu’il y a vingt-cinq Européens, qui, pour la plupart, ne voient dans l’Europe qu’une vache à lait, ou un marché.
La chance et la potentialité nouvelles que possède le vieux couple franco-allemand s’appelle l’euro. Dans la zone euro, il y a l’Europe historique, l’Europe continentale, celle des souffrances, des guerres, des invasions. Il y a l’Italie et l’Espagne. Retour à la case départ avec la France, l’Allemagne, l’Italie et le Benelux, et aussi la zone euro. Le cœur de l’Europe reste encore l’axe franco-allemand. Que cet axe se brise, et l’Europe est brisée. Les deux modèles sont proches. Leurs malheurs aussi. Même le chômage, qui paraissait le mal français, a été partagé par les Allemands. Les deux nations tiennent d’une main les « historiques » de 1957, et de l’autre de grandes nations, le Portugal, l’Irlande, la Grèce, l’Autriche. L’euro, pour beaucoup, a été un sacrifice essentiel. Après le franc fort, la France a payé très cher cette monnaie forte. De un ou deux points de croissance, et du chômage d’une génération. Seul un nouveau pacte franco-allemand, proposé et élargi à la zone euro, peut relancer l’Europe. Si les Français et les Allemands veulent une Europe puissance, ils l’auront. Mais l’Europe doit-elle être une Europe « puissance » ? Cela n’est pas sûr. L’Europe ne s’est pas construite sur le militaire, mais sur la paix. L’Europe peut très bien se « contenter » (si l’on peut dire !) d’être une puissance universitaire, de recherche, et un laboratoire social. Elle peut accueillir l’intelligence du monde, il suffit qu’elle le veuille.
Il se peut aussi que le vieux couple en ait assez du mariage. Qu’il se contente d’une zone de libre-échange, non pas tête de pont vers l’Asie et l’Amérique, mais zone ouverte aux futurs inventeurs. Alors, Turquie, pas Turquie, Maghreb, pas Maghreb, ces questions et ces intégrations-là n’auront plus d’importance. « Il vaut mieux se marier que mourir » (proverbe français et allemand). Si ce vieux couple en a assez du mariage, c’est qu’il est proche de la mort.
Le nouvel Economiste - Le programme commun de la France - supplément au n°1370 - Du 14 au 20 décembre 2006