Tribune de Quentin Meillassoux, professeur de philosophie à Normale sup, dans Libération.fr du 23/03/07. Il faut décidément, il faudra inlassablement si besoin est, revenir sur la «promesse» faite par Sarkozy de créer, s'il est élu, un «ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale». Cette seule déclaration, sans même envisager son passage à l'acte, est un événement politique d'une rare gravité, et chacun doit, je crois, faire le point avec ses propres principes pour en comprendre la portée.
Quelles sont donc les frontières de cette identité, qui nous vaudra désormais d'apprendre, par voie ministérielle, lesquels d'entre nous relèvent de l'âme profonde du pays et lesquels méritent d'en être exclus ? Sarkozy nous donne sa réponse : "L'identité française est un ensemble de valeurs non négociables." Et, parmi ces "valeurs", Sarkozy mentionne les suivantes : la laïcité, la République, la démocratie et l'égalité hommes-femmes.
Ne devrait-on pas être rassuré par une telle définition de l'identité française, pétrie de valeurs qu'aucun démocrate n'oserait sérieusement contester ? Bien au contraire : cette justification dévoile avec éclat la nocivité de ce que prépare le candidat de l'UMP. Pourquoi ? Parce que les "valeurs" dont parle Sarkozy sont des principes, alors que l'identité est un fait, celui d'une culture sédimentée par la tradition sur un territoire donné. Or un principe est précisément ce au nom de quoi on conteste une tradition donc une identité particulière.
C'est contre l'idée qu'un certain état de la France relevait d'une essence divine que les révolutionnaires de 89 ont aboli la royauté ; c'est contre la tradition républicaine qui excluait le vote des femmes que celui-ci a été conquis. Les ennemis de l'universalisme ont toujours fait valoir la tradition, l'identité supposée du "pays réel" contre les principes égalitaires accusés de brader le passé de la France.
Que propose alors Sarkozy ? Il propose de justifier par une identité, c'est-à-dire par un fait de tradition, les valeurs fondamentales de l'universalisme. Il propose de raisonner désormais comme les pires adversaires de la République, pour en défendre les valeurs. Et pourquoi pas s'opposer au racisme pour des raisons racistes par exemple au prétexte qu'une telle opinion serait le propre des "races inférieures" ? Lors d'une émission récente, Sarkozy a ainsi dévoilé le degré de sa confusion d'esprit : parlant de la France, il a nié que son identité soit raciale, puisque notre population n'était pas homogène au contraire de la Chine, a-t-il ajouté, composée de Han à 90 %. Est-ce à dire que la Chine, quant à elle, pourrait légitimement instaurer, selon Sarkozy, un critère racial d'identité nationale ?
Voilà bien la perversité d'un tel argumentaire : on instille le venin identitaire dans les esprits, au prétexte de défendre des valeurs universelles, et l'on empoisonne nos façons mêmes de penser, pour le plus grand danger des valeurs en question.
L'auteur a écrit " Après la finitude, essai sur la nécessité de la contingence " (Seuil, 2006).
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