Un ministère de l’immigration et de l’identité nationale : pour Esther Benbassa, directrice d’études à l’École pratique des hautes études, l’objectif ultime de la proposition de Sarkozy est de « diviser pour mieux régner »,
Vous vous êtes associée à un appel d’intellectuels dénonçant la proposition de Nicolas Sarkozy de créer un « ministère de l’immigration et de l’identité nationale ». En quoi cette proposition consacre-t-elle une dérive dangereuse ?
Esther Benbassa. Je me suis associée à cet appel parce que l’attelage « ministère de l’immigration et de l’identité nationale » réveille chez moi, en tant qu’historienne, de mauvais souvenirs, même si le contexte actuel est bien différent de celui qui avait donné naissance, en 1941, au tristement célèbre « Commissariat général aux questions juives ». Les intentions de M. Sarkozy ne peuvent être rapprochées de celles du gouvernement de Vichy, faire cette comparaison serait excessif. Néanmoins, les dérives sont toujours possibles, dès lors que plus de la moitié des Français ne sont pas opposés à la création d’un tel ministère et que nous sommes en une période de renforcement du nationalisme en France, sorte de bouclier face à l’élargissement de l’Europe et à la mondialisation, sans compter le chômage. Qu’est-ce qu’une identité nationale, qu’est-ce qu’une nation en 2007 ? Reconnaissons qu’aujourd’hui, qu’on la refuse ou pas, la mondialisation nous conduit vers le post-nationalisme. La revendication d’appartenances culturelles spécifiques ne met pas en cause d’emblée la citoyenneté française. Il n’y a aucune contradiction à se définir comme Français, gay, noir et catholique par exemple. Et pourquoi creuser ainsi l’hiatus entre immigration et identité nationale, lorsque l’on sait que la France est une terre d’immigration depuis longtemps ? La preuve en est qu’un Français sur quatre a un parent ou un grand-parent immigré. Si identité nationale il y a, elle est faite de cette diversité propre à toutes les identités. Celles-ci sont mouvantes et ce n’est pas un ministère qui a le pouvoir de les figer. Au lieu de séparer, renforçons les symboles de la République pour qu’ils deviennent effectivement attrayants et mobilisateurs pour ceux qui choisissent de vivre et de travailler en France. Créons ce « rêve français » qui fait tant défaut actuellement pour dynamiser l’ensemble de la société française.
Le candidat UMP développe, parfois explicitement, parfois plus insidieusement, une conception des immigrés et Français d’origine immigrée désignés comme un corps étranger à la nation française. À quelle tradition politique se rattache une telle conception ?
Plutôt que d’invoquer le pire de l’histoire de France, il serait peut-être plus utile d’en invoquer aussi le meilleur, pour contrecarrer un discours qui caresse les penchants les moins honorables des populations enclines à ne pas accepter l’autre. Et pour cela cessons de faire de l’immigration et de l’immigré le bouc émissaire. Certes, certains régimes totalitaires, à force de faire l’apologie de la pureté, en sont arrivés jusqu’à l’élimination de celui qui ne correspondait pas aux normes de cette pureté. L’étape qui l’a précédée fut celle de la séparation et du rejet. La France a besoin d’immigration, ne serait-ce que pour des raisons démographiques. En période de prospérité, on a fait venir les immigrés qui ont participé à la construction « nationale » et maintenant qu’il y a le chômage, devons-nous les écarter du corps de cette fameuse « nation » comme un élément étranger ?
Prétendre mettre « l’immigration » au coeur du débat politique, n’est-ce pas vouloir échapper aux questions sociales qui préoccupent en premier lieu les Français ?
Une France pluraliste, plus ouverte, à la mobilité sociale débloquée, saurait gérer nombre des problèmes auxquels elle est confrontée aujourd’hui dans les banlieues ghettoïsées où elle a préféré parquer ses populations immigrées à leur arrivée. L’exclusion de celui qu’on considère comme étranger, même lorsqu’il est né sur le sol français, en raison de son origine, de sa couleur, de son appartenance sociale, rapporte certes à court terme plus de voix que des projets sociaux et politiques de longue durée pour lesquels les politiciens n’ont hélas pas le temps. Diviser pour régner, voilà la méthode. Les Français ont besoin de se construire un avenir ensemble, avec au bout un peu d’espoir et non de la haine. Mais la haine ne coûte pas cher./.
entretien réalisé par Rosa Moussaoui dans Humanité.fr du 19/03/07.
Esther Benbassa vient de publier la Souffrance comme identité (Fayard).