Le "sage actif" de la gauche commente l’accord du 23 juin sur un nouveau traité européen et la boulimie de pouvoir du président Sarkozy. Il fait une 1ère analyse de l'échec de la gauche et du triple déficit de la campagne présidentielle. Il évoque enfin la refondation nécessaire de l'action socialiste.
Source : Le blog de Laurent Fabius ( http://www.laurent-fabius.net/ )
Vous aviez défendu le non à la Constitution européenne au sein du PS. Que pensez-vous du traité "simplifié" ?
Le nouveau traité dit simplifié est en réalité compliqué. Il serait plus juste de l'appeler "traité corrigé". Là où, en cas de non français, on nous menaçait d'un enlisement pendant au moins trente ans, il était donc possible d'apporter des modifications en quelques semaines! Ce texte reprend plusieurs avancées institutionnelles comme la présidence stable de l'Union, mais il ne constitutionnalise plus des politiques européennes inadaptées et du même coup, la lourde partie III, comme nous l'avions souhaité, disparaît.
Le résultat reste cependant insuffisant, par exemple pour ce qui concerne les services publics, le volet social ou encore l'accès aux coopérations renforcées entre Etats membres. Il n'y a rien de nouveau sur l'harmonisation fiscale et la Banque centrale européenne, alors que ce sont des questions essentielles. Les dérogations consenties aux Britanniques sont multiples.
Surtout, il faut que l'Europe se décide enfin à financer les dépenses d'avenir, qu'elle adopte des politiques efficaces pour l'environnement, l'énergie, le commerce, et qu'elle porte une vraie ambition sociale : nous n'avons aucune assurance sur tous ces points, ni aucun engagement de rendez-vous.
Approuverez-vous ce traité quand il sera soumis aux parlementaires ?
Il faut attendre les résultats de la conférence intergouvernementale pour voir exactement quel texte en sortira. En tout cas, il est clair que le non a déjà été utile, puisqu'il a permis de corriger certains aspects du traité initial.
Comment jugez-vous l'action de Nicolas Sarkozy ?
Ce qui caractérise ce nouveau régime, c'est que le même dirigeant est à la fois président de la République, premier ministre de fait, et à vrai dire ministre de tout. Il s'occupe de tout, contrôle tout. Quel sera le statut réel du Parlement dans tout cela ? Mystère. L'autre trait du régime, c'est la domination de la finance, avec une répartition très inégalitaire.
Ces deux caractéristiques du nouveau régime, l'"omnipouvoir" et l'"omnifinance", risquent de constituer à terme les points faibles du chef de l'Etat. Sur le plan économique, les critiques portées contre la TVA antisociale, le refus d'un coup de pouce au smic, les avantages fiscaux aux privilégiés, le recul des moyens alloués aux services publics, commencent à être vécues, donc entendues.
Je ne crois pas qu'on puisse augmenter durablement la croissance française en ne soutenant vraiment ni la demande ni l'offre, tout en cumulant les déficits. Bref, il va y avoir des rendez-vous.
Pensez-vous, comme une partie de vos amis au PS, que l'élection présidentielle était "imperdable" ?
Rien n'est jamais gagné à l'avance, mais je crois, oui, que la victoire était possible. M. Sarkozy a été élu en définitive sur un critère décisif : il a été jugé plus capable de présider le pays que Ségolène Royal. Nous avions de solides atouts. Quand notre candidate a été désignée par les militants, elle remportait jusqu'à 55 % des suffrages dans les sondages et ceux-ci ont d'ailleurs pesé lourd dans sa désignation. Il est malheureux qu'à l'issue de la campagne, le score soit tombé à 47 %.
Il faut expliquer cet échec, non le nier. Car, d'une part, le bilan du gouvernement sortant était jugé médiocre et le candidat de droite en était le pivot; d'autre part, le moment était favorable à la gauche, si l'on en juge par les mobilisations sociales puissantes de la période et les thèmes prioritaires dans la population – emploi, école, logement, santé, environnement. Enfin, le précédent de 2002 garantissait un vote utile en faveur du PS.
Finalement, seul ce dernier aspect a joué. Un triple déficit est apparu : présidentialité, crédibilité, collégialité. On ne gagne pas une élection présidentielle en demandant à chacun ce qu'il ou elle veut, mais en proposant une vision, un dessein capables de faire progresser la France et les Français, tout en convainquant qu'on est soi-même capable de les conduire.
Mme Royal estime ne pas avoir été soutenue dans son propre parti…
Notre candidate a plutôt choisi de tenir à l'écart les principaux responsables socialistes. Ce fut sa décision. Pour ma part, j'étais totalement disponible et je le lui ai dit. Je suis préoccupé par l'atmosphère délétère qui règne parmi les dirigeants socialistes. Les électrices et les électeurs, les militants, en sont furieux, et je les comprends.
Pour ma part, je continuerai à me tenir à l'écart des déclarations quotidiennes contradictoires des uns et des autres. Je serai un sage actif.
Qu'est-ce qu'un sage actif ?
Le pays et la gauche ont besoin de responsables qui essaient de proposer des réponses aux grandes questions du monde, de l'Europe et de la France, sans être broyés par les papillonnages du quotidien ou la passion du marketing. J'ai la chance d'être en forme, de posséder une assez forte expérience, de me trouver à l'écoute de la population, comme l'a montré notamment la campagne législative. Je veux faire profiter de tout cela, en jouant collectif.
Quelles sont vos priorités pour la refondation ?
Contrairement à la pensée dominante, les valeurs du socialisme me paraissent tout à fait en phase avec les défis du monde de demain. Face à l’individualisme et à la précarité, il y a besoin d’égalité et de solidarité ; face aux communautarismes, il y a besoin de laïcité ; face aux dangers du repli identitaire, il y a besoin d’internationalisme ; face à la mondialisation, le développement durable et les services publics sont pertinents ; face à la concentration des pouvoirs, le pluralisme.
En revanche, parmi nos propositions proprement dites, plusieurs méritent d’être adaptées ou carrément changées. Par exemple, nos projets écologiques ne doivent pas seulement saupoudrer mais animer toutes nos actions, tant la planète est menacée. Le rôle régulateur ou acteur de l’Etat est précieux, mais il doit être désormais beaucoup plus spécifique et ciblé. De même, notre projet européen face à la mondialisation financière doit nous permettre de réellement progresser et protéger : il ne le fait pas assez. On parle de social-démocratie, celle-ci a apporté de grandes choses, mais je ne la crois pas applicable telle quelle dans un pays comme le nôtre où les syndicats sont faibles et alors que cette doctrine n’a pas pris suffisamment en compte les défis de la mondialisation.
S’agissant du parti socialiste, son objectif doit être de rassembler sur son nom au moins 35% de l’électorat. Nous avons pour cela besoin d’une organisation beaucoup plus diverse par ses âges, ses origines, ses expériences. Bref, je suis pour un PS ouvert, ouvert sur son bilan, ouvert sur la défense de ses valeurs, ouvert sur la rénovation de ses propositions, sur les autres et sur le monde qui vient. Un parti qui soit à la fois socialiste et progressiste.
Avec ou sans le MoDem ?
J’avais soulevé la question dès le moment des primaires socialistes, on m’avait répondu qu’il s’agissait d’un procès d’intention. Mes interrogations n’étaient pas hérétiques mais politiques. Aussi ai-je observé avec surprise qu’entre les deux tours de la présidentielle on annonce tout à trac qu’en cas d’élection, le premier ministre serait vraisemblablement centriste.Sur le fond, je m’inscris dans le cadre du rassemblement de la gauche et des Verts, ce qui n’exclut nullement de nous adresser à l’ensemble des électeurs, mais à partir d’une plate-forme précise. Dès lors que nous sommes suffisamment forts par nous-mêmes et précis quant à notre projet, il n’y a pas de risque de confusion ou de dérive. Mais cela doit être exposé clairement et à l’avance aux électeurs.
Vous avez été le parrain de la proposition du smic à 1500 euros critiquée par Mme Royal. Le mot d'ordre "travailler plus pour gagner plus" de Nicolas Sarkozy n'a-t-il pas été plus efficace ?
Ce dernier slogan ne correspond à aucune réalité concrète, mais, faute d'avoir été démonté par la gauche, il a joué un rôle sensible dans l'élection. Si j'avais eu fortement la parole, peut-être aurais-je pu, avec d'autres, contribuer à sa démystification. Après tout, j'ai débusqué l'affaire de la TVA antisociale en quelques minutes, un dimanche soir à la télévision, et cela n'a pas été inutile, paraît-il, pour l'élection de plusieurs dizaines de députés de gauche !
Mais allons plus au fond : ce genre de déclarations sur le smic pose deux problèmes. D'abord, faut-il donner un coup de pouce aux bas salaires ? La droite répond non, la gauche répond oui, pour des raisons à la fois de justice sociale et de soutien à l'activité économique.
Se pose une deuxième question, celle de la sincérité en politique. On peut être partisan ou adversaire de l'augmentation du smic, mais si on affirme lors d'une élection être favorable à son augmentation, et qu'on déclare ensuite qu'on n'y croyait pas, cela devient un problème de nature quasi éthique et suscite un doute sur l'ensemble des propositions qu'on défend.
Mais vos partenaires traditionnels sont très affaiblis...
Au premier tour de l’élection présidentielle, notre score a été positif, notamment parce que les voix des candidats de gauche non socialistes ont été « siphonnées » en faveur de notre candidate, en raison à la fois de la logique présidentielle et du cuisant souvenir de 2002. Dans le même temps, certains électeurs de gauche votaient pour François Bayrou. Nous devons rassembler les uns et les autres. La politique, c’est toujours une dynamique. Si votre projet et si vous-même êtes mobilisateur, vous entraînez au-delà de votre camp.
Nicolas Sarkozy a bâti son succès certes à partir de son talent personnel mais aussi sur la base d’un parti politique renforcé et d’une idéologie affirmée. La gauche n’a pas à le copier mais il ne lui est non plus interdit d’y réfléchir !
Vous prôniez une opposition frontale. Que pensez-vous du "shadow cabinet" proposé par J-Marc Ayrault ?
Je l'observerai avec intérêt. La tradition n'est-elle pas que son président soit le premier ministre alternatif ? Est-ce cela qu'on a voulu suggérer ? Ce serait, pour le coup, une novation dont il ne serait pas inutile de discuter avant d'en décider.
Propos recueillis par Isabelle Mandraud, Le Monde du 27 Juin 2007.