Tribune de Gérard Aschieri, secrétaire général de la FSU ; Bernard Defaix, président de la Convergence pour les services publics ; Pierre Khalfa, secrétaire national de l'Union syndicale Solidaires ; Marc Mangenot, Fondation Copernic ; Christiane Marty, membre du Conseil d'administration d'Attac publiée dans Le Monde du 30 Juin 2007.
1er juillet, la France achèvera le processus de libéralisation de l'électricité. Après les entreprises et les professionnels, ce sera au tour des particuliers de goûter aux délices de l'ouverture à la concurrence. Mais le plat risque de ressembler plus à de la junk food qu'à une création gastronomique.
Le bilan de l'ouverture à la concurrence s'avère en effet catastrophique et ce, quel que soit le pays. Entre 2001 et 2006, les prix du marché ont connu une envolée spectaculaire : 39 % en Espagne, 49 % en Allemagne, 67 % en Finlande, 77 % en Suède, 81 % au Royaume-Uni et 92 % au Danemark ! En France, les entreprises qui ont choisi de quitter les tarifs réglementés de service public ont vu leur facture d'électricité augmenter en moyenne de 76 % sur la même période, quand les tarifs d'EDF restaient à peu près stables.
De nombreux industriels réclament d'ailleurs la possibilité de réintégrer l'univers des tarifs réglementés. Situation si inconfortable que le gouvernement français a complété la loi de décembre 2006 relative au secteur de l'énergie par une disposition permettant un retour partiel aux tarifs réglementés pour les industriels insatisfaits !
Nous sommes donc dans une situation paradoxale. L'ouverture à la concurrence permet de faire baisser les prix, nous disent les bons apôtres du néolibéralisme. Cet argument avait déjà été mis à mal lors de la libéralisation d'autres secteurs relevant auparavant des services publics en réseaux, comme par exemple les télécommunications. Dans ces secteurs, la libéralisation a signifié la fin de la péréquation tarifaire qui avait historiquement permis que les prestations les plus rentables financent celles qui le sont peu ou pas du tout.
L'ouverture à la concurrence a donc entraîné "un rééquilibrage tarifaire", selon l'expression savoureuse de la Commission européenne, avec une baisse de prix pour les gros consommateurs, en particulier les entreprises, la grande masse de la population voyant, au contraire, ceux-ci s'envoler. Les zélateurs de la libéralisation expliquaient que "ce rééquilibrage tarifaire" permettrait aux entreprises de baisser leurs prix, les particuliers étant donc gagnants sur le long terme. On ne peut ici que reprendre ce que disait Keynes aux économistes libéraux de son époque : "Sur le long terme, on sera tous morts."
On savait après les premières libéralisations dans les services publics que la promesse d'une baisse des prix relevait de la pure propagande pour la grande majorité de la population. Dans le cas de l'électricité, même la plupart des entreprises n'en profiteront pas ! On a là un exemple parfait de l'application dogmatique des préceptes néolibéraux.
Mais ce n'est pas tout. L'ouverture à la concurrence pousse au sous-investissement, ce d'autant plus qu'elle s'accompagne d'une privatisation des opérateurs publics. Investir dans les services en réseaux coûte cher. Dans le cas de l'électricité, cela coûte d'autant plus cher qu'il faut investir dans des moyens de production pour lesquels le retour sur investissement prend beaucoup de temps. On est donc loin de la logique à court terme du capitalisme financier. La volatilité des prix sur le marché de l'électricité et l'absence de visibilité sur leur évolution renforcent encore cette tendance au sous-investissement, qui produit inévitablement des ruptures d'approvisionnement des usagers.
De plus, l'électricité ne se stocke pas. Il faut donc en permanence ajuster l'offre à la demande. Cet équilibre n'était déjà pas simple à assurer avec un seul opérateur. Il devient très compliqué avec l'ouverture à la concurrence quand se multiplient les intervenants, surtout quand ceux-ci ont comme première préoccupation la rentabilité financière. Le risque est donc très important qu'un déséquilibre dans le réseau s'avère impossible à gérer.
Enfin, le transport de l'électricité s'effectue avec des pertes en lignes importantes. Il est donc absurde économiquement et écologiquement de produire de l'électricité dans un pays pour aller la vendre à des milliers de kilomètres de là. L'ambition d'un "grand marché européen de l'électricité", portée par la Commission européenne, est une absurdité dangereuse.
Plus les réseaux sont interconnectés et plus les risques de dysfonctionnement majeur liés au sous-investissement et aux ruptures d'équilibre dans le réseau s'aggravent. Le cas de la Californie est emblématique, mais n'est pas unique. Les pannes géantes en Espagne, en Italie et, en novembre 2006, à travers l'Europe en sont les manifestations les plus visibles.
La libéralisation est enfin incompatible avec l'objectif prioritaire de sobriété énergétique indispensable pour commencer à résoudre la crise écologique : aucune entreprise ne souhaite voir baisser son chiffre d'affaires et n'a donc intérêt à ce que la consommation diminue ! Au moment où le débat énergétique devient un enjeu citoyen intégrant à la fois les questions du réchauffement climatique, du développement durable et du principe de précaution, on peut douter que la concurrence soit le meilleur moyen d'ouvrir ce débat et de le mener démocratiquement.
Tous ceux qui se sont, un minimum, penchés sur ce dossier savent tout cela. Cette analyse n'est plus vraiment contestée aujourd'hui. Et pourtant la Commission européenne ne renonce pas, et les gouvernements suivent. Sur ce sujet, la "rupture" promise par Nicolas Sarkozy attendra... à moins que, dans les jours qui viennent, la raison l'emporte et que le gouvernement proclame un moratoire sur le processus de libéralisation. Ne rêvons cependant pas, les apôtres du néolibéralisme ont montré qu'ils ne s'encombraient pas du principe de réalité.