L'estimé médecin et chercheur met en garde, tout en finesse et jovialité, contre les simplifications et détournements sémantiques, au service paresseux d'un besoin de complicité intellectuelle, loin du lent bonheur que donne la connaissance. Bien utile, à l'heure de la réflexion sur la politique qu'il faut pour la gauche. (Le Monde 17.07.07)
"A Sodoké, dans mon quartier, trois personnes seulement possèdent la télé. Et pourtant, chaque matin, tout le monde discute du film de la veille", dit Amaka, la petite Ghanéenne. Elle nous questionne sur le mystère du panurgisme intellectuel qui nous pousse à suivre ou à contester un penseur sans se donner la peine de savoir de quoi il parle.
Nous avons tous fait ça, avouons-le. Au cours d'une discussion, quel qu'en soit le niveau, nous avons tous répondu à une approximation. Un ami me raconte : "Un jour j'ai lu un article soutenant qu'il y avait une localisation cérébrale de la pulsion pédophile. Ça m'avait beaucoup étonné. Mais le soir même ma voisine de table m'avait irrité en expliquant d'un air sucré que c'étaient les mères qui fabriquaient la pédophilie des hommes, je n'ai pu m'empêcher de la cingler avec cette phrase : "Des chercheurs viennent de découvrir l'origine cérébrale de la pédophilie !" Dès cette phrase, chacun a dû prendre position, les uns, pour la responsabilité des mères dans la pédophilie et les autres, pour l'origine génétique de cette pulsion sexuelle. Le débat fut fiévreux. Par bonheur, le vin était bon."
Ces discussions pittoresques posent un vrai problème. Nous sommes donc capables de nous engager viscéralement pour défendre ou attaquer un problème que nous ne connaissons pas mais qui a été amorcé par l'énoncé du mot "génétique", lancé dans la dispute pour affronter le mot "mère". C'est le plaisir d'avoir raison et de moucher l'adversaire qui gouverne ces tempêtes verbales, bien plus que le lent bonheur que donne la connaissance.
Ces duels verbaux sont la règle chaque fois qu'un mot nouveau bombarde la culture. Quand un mot est technique, il se contente de ronronner dans son milieu de spécialistes, mais dès qu'il est accueilli par la culture, il enfle et se boursoufle et se charge d'une signification qui n'est plus celle de son origine. Alors les opposants, irrités par le gonflement de cette baudruche sémantique, tentent de la percer parce qu'elle prend trop d'espace, sans même se préoccuper de ce qui a justifié son fondement.
Ces errances conceptuelles ont connu par le passé de glorieuses illustrations. Le mot "inconscient" baignait l'Autriche quand Freud était enfant. Il était utilisé par les zoologues comme Carl Gustav Carus, qui expliquait que les animaux étaient conscients d'une foule de problèmes, mais n'étaient pas conscients qu'ils en étaient conscients. Il a dénommé cette performance "das Unbewusste", terme repris par Freud et adapté à la condition humaine.
Les métaphores physico-chimiques charpentent la théorie psychanalytique et personne ne se trompe. Quand on dit qu'un tableau est sublime, on ne pense plus à l'origine chimique du mot. Quand on évoque les forces bouillonnantes du "ça", réprimées par le couvercle du surmoi, ce qui oblige les symptômes à s'échapper par la soupape du Moi, personne ne dit que la psychanalyse est une psychologie pour cocotte-minute.
Le détournement sémantique est flagrant pour les mots "idiot" ou "imbécile", qui, à l'origine, précisaient un niveau de quotient intellectuel. Quand on parle de "psychose collective", personne ne pense à la schizophrénie. Et quand le grand biologiste Ernst Mayr a proposé l'expression de "programme génétique" parce qu'il venait de recevoir un ordinateur, il n'a pas pensé à l'implicite idéologique de ce vocable qui a entraîné une pensée automatique : "Donc l'homme est programmé... tout est écrit dans le code-barres de ses gènes... la famille et la culture n'ont aucune influence... la pédophilie, c'est dans les gènes."
Cette pensée paresseuse structure les idéologies, mais n'a plus rien à voir avec le concept original. "Tout mot employé dans des contextes différents ramasse un nombre important de significations différentes, qui expliquent son ambiguïté", nous explique Alain Bentolila. Le mot "hôte" désigne celui qui reçoit autant que celui qui est reçu. On peut subir son "destin" autant qu'en devenir le maître.
Le choix du mot est déjà une interprétation du monde. Affirmer qu'un singe est dominant ne déroule pas le même implicite idéologique que dire qu'une femme est dominante. Certaines expressions sont tellement heureuses qu'elles deviennent des gonflettes sémantiques. L'expression "faire son deuil", pourtant clairement élaborée par les psychanalystes, est employée dans tellement de situations différentes qu'elle ne veut plus rien dire aujourd'hui.
"C'est une frustrée... il n'a pas fait son oedipe... CRS = SS... c'est un génocide...", la banalisation de ces expressions provoque une dérive sémantique qui explique que, lorsque le contexte change, les mêmes mots ne désignent plus les mêmes choses.
C'est ainsi que je me suis expliqué les incroyables contresens autour du mot "résilience". Les "perroquets partisans" l'ont adoré. Ce concept permettait de tout guérir et de rendre aux humains leurs bonheurs perdus. Les "perroquets opposants" se sont donc empressés de le haïr, en disant que puisque la résilience définissait l'aptitude d'un métal à résister aux chocs, l'homme, n'étant pas une barre de fer, n'était pas concerné.
Le mot devient alors un signal d'appartenance vidé de tout contenu, n'ayant que la fonction de colle intellectuelle, comme à l'époque où certains psychanalystes se reconnaissaient entre eux en récitant : "Quelqu'un a manqué quelque part...". Le but de cet automatisme verbal n'est pas d'informer sur un contenu d'idée, mais de créer un sentiment de complicité intellectuelle, une sorte de réaction à suivre un locuteur, comme nous l'avait raconté Panurge.
Si vous aimez les tests projectifs où, croyant parler des autres, vous dévoilez votre propre monde intime, il vous suffira de prononcer les mots "génétique", ou "forclusion du nom du Père", ou "résilience", puis d'observer les réactions émotionnelles de votre interlocuteur.
La réalité du concept est ailleurs, dans les livres, les laboratoires ou les groupes de praticiens. Là vous pourrez préciser votre idée et la renforcer, comme l'ont fait ceux qui ont élaboré les mots "inconscient", "génétique" ou "résilience". Mais ce travail est un plaisir lent que n'apprécient pas les perroquets de Panurge. /.