La confiance, comme la psychologie, est à la réthorique libérale ce que "abracadabra" est à la caverne d’Ali Baba : un mot-valise pour accéder à la félicité suprême.
Par Denis Clerc, La revue Alternatives Economiques n°260, Juillet-Août 2007 (http://www.alternatives-economiques.fr/)
Il y a belle lurette que j’ai cessé d’écouter fidèlement la chronique économique quotidienne de Jean-Marc Sylvestre sur France Inter. Le journaliste est talentueux, mais j’avais l’impression que si, d’un jour sur l’autre, il variait les paroles, il nous les servait toujours avec le même fond de sauce, libéral à souhait, si bien que je connaissais la conclusion de son propos avant même qu’il l’ait formulée. Toutefois, de temps à autre, il m’arrive de vérifier si, avec le temps, il n’aurait pas pris quelque liberté avec ce libéralisme monomaniaque qui compose l’ordinaire de sa chronique. Et récemment – je n’ai malheureusement pas noté la date, tant j’ai été déstabilisé –, j’ai entendu Jean-Marc Sylvestre traiter du paquet fiscal sarkozien.
Evidemment, il y a des limites à tout. La vraie surprise eût été que notre ami s’interrogeât sur la légitimité d’un projet de réforme consistant à reverser au dixième – et, plus particulièrement, aux trois centièmes – le plus riche de la population l’essentiel des cadeaux fiscaux si généreusement distribués. Mettons à part la détaxation des heures supplémentaires et la déductibilité partielle des intérêts sur emprunts immobiliers, dont il est difficile actuellement de savoir à qui elles bénéficieront. En revanche, le reste – suppression de facto de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), réduction de l’impôt sur les successions et donations, réforme du barème de l’impôt sur le revenu (votée, il est vrai, en 2006, mais applicable depuis 2007), soit une grosse dizaine de milliards d’euros – bénéficiera pour quatre cinquièmes au moins aux 5 % des contribuables les plus aisés. Lesquels disposent déjà, hors revenus du patrimoine, de 120 milliards de revenu net après impôt (chiffres Insee 2004, actualisés 2007). La réforme va donc accroître leurs revenus de 8 milliards d’euros, soit de l’ordre de 7 %. A l’autre bout de l’échelle, les 5 % les plus pauvres, eux, ont un revenu net de… 9 milliards. Dit autrement : la réforme fiscale va permettre aux plus riches d’accroître leurs revenus d’un montant équivalent au total de ce que les plus pauvres ont pour subsister. J’aurais aimé entendre Jean-Marc Sylvestre, lui qui est si féru de chiffres, citer ceux-ci. Hélas, le silence de la presse économique sur ce point a été assourdissant et je suis donc apparemment le seul à avoir effectué les quelques calculs élémentaires qui permettent d’obtenir ces ordres de grandeur.
C’est évidemment pour les approuver que notre chroniqueur a mis en avant les baisses d’impôts. En substance, le voilà qui en fait l’apologie en déclarant que cela allait permettre aux contribuables (pas tous, hélas, et surtout pas les plus nécessiteux – note de D. Cl.) de gagner en pouvoir d’achat. Je n’en revenais pas : un libéral pur sucre qui approuve une politique keynésienne ! Car c’est bien de cela qu’il s’agit : comme il est impossible de réduire la dépense publique de 11 milliards (16 en comptant les détaxations d’heures sup et la déductibilité partielle des intérêts d’emprunts immobiliers), le paquet fiscal de notre président revient à donner du pouvoir d’achat (aux riches, certes, mais du pouvoir d’achat quand même) en creusant le trou du déficit public. Du pur keynésianisme, comme on n’en a pas vu depuis longtemps. J’attendais la suite avec impatience. Mais le bougre avait vu le piège. Au lieu de développer l’effet relance et l’économie de la demande, ce qui aurait été logique, le voilà qui justifie son appréciation : « Ce qui va permettre de rétablir la confiance. » C’est donc la confiance, pas la dépense, qui fait la beauté du geste sarkozien et son mérite économique. J’attendais Keynes, comme d’autres Grouchy, et c’est Pinay-Blücher qui arriva. Sylvestre, au prix d’une pirouette, se raccrochait in extremis à la branche libérale.
On pourrait se moquer, mais ce serait passer à côté de l’essentiel. Car la confiance, comme la psychologie, est à la rhétorique libérale ce que « abracadabra » est à la caverne d’Ali Baba : un mot-valise pour ouvrir les portes et accéder à la félicité suprême. Pinay en avait fait la base de sa politique économique, notamment en détaxant de tout droit de succession la détention de l’emprunt d’Etat qu’il avait lancé : on mettait le riche défunt « en rentes Pinay avant de le mettre en bière », au besoin en reculant l’heure légale du décès. Plus près de nous, Alain Peyrefitte, dans La société de confiance (1), en fait la clé du développement : « (…) L’on fait confiance à l’entreprenant pour qu’il entreprenne au mieux des intérêts de son entreprise, donc de la société. » Caressez les riches dans le sens du poil, les pauvres finiront bien par en profiter : tel est le sens du mot confiance dans le langage libéral, ce qui est un détournement incroyable pour un mot qui, nous explique Lucien Karpik (2), sert à « suspendre l’incertitude ». Sacré Sylvestre : si on ne le savait intelligent et malin, on pourrait le taxer d’escroquerie intellectuelle.
(1) Ed. Odile Jacob, 1995. Ce livre constitue la thèse (tardive) de doctorat de l’académicien, soutenue à 70 ans, quatre ans avant sa mort. Dans son introduction, l’auteur souligne « la pertinence des analyses » de Bastiat.
(2) L’économie des singularités, éd. Gallimard, 2007.