Entretien avec Jean-Luc Gréau, chercheur en économie, ancien expert du Medef, auteur de l'Avenir du capitalisme (édition Gallimard 2005).
Libération du 9 juillet 2007
Vous
êtes un des rares économistes à remettre en cause les effets du libre-échange.
Pourquoi ce débat semble aujourd’hui tabou ?
Deux
raisons expliquent qu’aujourd’hui la contestation du libre-échangisme est
devenue une question interdite. Il y a d’abord de la part des hommes politiques
une vraie peur de se faire taxer d’extrémisme. Car, aujourd’hui, le Front
National et une partie de l’extrême gauche sont les seuls partis qui se
déclarent ouvertement opposés à ce système. Ensuite, il y a une pression
constante du monde des affaires, et plus encore du secteur financier, à
présenter ce débat comme éculé, synonyme d’un archaïsme économique.
Il
est difficile de contester que la croissance mondiale est tirée par des
puissances comme la Chine et l’Inde, qui se sont intégrées dans le commerce
mondial grâce au libre-échange.
Le fait
que le déficit commercial de l’Union européenne avec la Chine ait augmenté de
93 % depuis le début de cette année est bien le signe que quelque chose ne va
pas. Aujourd’hui, l’Union européenne exporte 100 vers la Chine et importe 300
de produits made in China. Aux Etats-Unis, ce rapport est de 1à 6. Dans nos
relations avec la Chine, nous ne profitons pas des supposés bénéfices du
libre-échange. C’est pour cela que le retour d’un nouveau protectionnisme est
inéluctable. Le vrai risque c’est d’attendre trop longtemps que les emplois
industriels en Europe aient totalement disparu.
Mais
vous risquez de stopper net le développement de ces nouvelles puissances et
donc de faire plonger la croissance mondiale.
Non. D’où
provient la croissance mondiale aujourd’hui ? Un peu des Etats-Unis, mais
surtout de l’Asie et dans une moindre mesure de l’Amérique latine. En Chine et
en Inde, elle a été alimentée grâce notamment à l’élargissement du processus
capitaliste, qui permet à ces pays d’élever leur niveau de compétence et de
savoir-faire. Dans ce contexte, les multinationales, en investissement
localement, jouent un rôle déterminant dans ce processus de développement. Il
ne s’agit pas de remettre cela en question. Le problème c’est que ces nouveaux
pays ont choisi un mode de développement qui privilégie la croissance de leurs
exportations au détriment de l’énorme potentiel de leur demande intérieure et
donc d’un certain progrès social. Je considère que la Chine mène une politique
économique impérialiste, dont ni l’Europe, ni les Etats-unis, ni même l’Afrique
ne bénéficient. Trois décisions majeures des autorités chinoises viennent
d’illustrer cette ambition. D’abord, la création d’une société à capitaux
publics pour être capable demain de construire un avion de ligne chinois
concurrent de Boeing et d’Airbus. Ensuite la volonté d’utiliser une partie des
immenses réserves de change de la Chine pour investir sur les marchés
financiers occidentaux. Enfin la hausse de 30 % des droits de douane à
l’importation de certains biens d’équipement pour protéger son industrie
nationale. Et pendant ce temps, l’Europe reste inerte.
Concrètement,
quelles mesures protectionnistes préconisez-vous ?
D’abord,
il ne s’agit surtout pas d’envisager un protectionnisme à l’échelle nationale,
mais au niveau de l’Union européenne. Or l’UE n’est pas cette union douanière
qu’elle devrait être : aujourd’hui le total des droits de douanes ne représente
que 2 % de la valeur totale des échanges. C’est trop peu. Il ne s’agit pas non
plus de décider d’un tarif commun unique, quels que soient les produits et les
pays. Cela n’aurait aucun sens de vouloir par exemple taxer les produits
américains. Il faut retrouver les conditions d’une certaine loyauté
commerciale. Il s’agit donc de cibler les produits manufacturés en provenance
de pays où le différentiel de coûts de production est trop important. Ces
barrières douanières seraient par ailleurs une vraie incitation pour améliorer
les conditions sociales et salariales des populations ouvrières de ces pays.
Mais
à moyen terme, les coûts chinois vont augmenter et les conditions d’échange
devraient donc se rééquilibrer.
Je ne le
crois pas. Les écarts salariaux sont trop importants et la Chine comme l’Inde
disposent d’une immense armée de réserve de main-d’œuvre qui leur permet de
maintenir une pression constante sur les salaires. D’ici à ce que cet écart
soit comblé, disons peut-être dans vingt-cinq ans, l’Union Européenne sera
devenue un désert industriel.
Dans
l’histoire, quand des pays ont décidé de mesures protectionnistes, cela s’est
presque toujours soldé par des crises, voire des guerres.
On a
souvent accusé le protectionnisme de la crise des années 30. En réalité, la
crise était là avant que les mesures protectionnistes ne soient mises en place.
Quant au risque nationaliste, cela n’a pas de sens si ce genre de politique est
mené à l’échelle de l’Union européenne, un immense marché de 300 millions
d’habitants. En revanche, si on ne fait rien, les tentations nationalistes
risquent de nous couper définitivement du reste du monde.
Entretien réalisé par Grégoire Biseau, paru dans Libération, 9 juillet 2007