Tribune de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, directeurs de recherche au CNRS, publiée dans 'Humanité du 9Août 2007.
Des repères sociologiques brouillés
L’opposition historique entre la noblesse et la bourgeoisie est obsolète. Après les drames de la Révolution, les soubresauts de l’Empire et les débuts difficiles de la IIIe République, les ennemis d’hier sont devenus les amis d’aujourd’hui. Les alliances matrimoniales se sont multipliées, comme le met en évidence une analyse des couples recensés dans le Bottin mondain. La composition des gouvernements de droite, des conseils d’administration ou de la haute fonction publique allie noms roturiers et noms à particule.
Mais ces grandes familles sont difficiles à saisir statistiquement, car les catégories de classement construites par l’Insee ne leur sont pas adaptées. Être « cadre supérieur » ou « patron de l’industrie ou du commerce » ne signifie pas nécessairement une appartenance à la haute société. Mais tel directeur commercial d’une entreprise de service informatique est aussi marquis, membre du Jockey Club, propriétaire d’un gros portefeuille de valeurs mobilières, d’un appartement en bordure du bois de Boulogne et d’un château : il appartient à part entière à cette aristocratie de l’argent qui a résulté de la fusion des deux anciennes classes antagoniques. D’autres critères que la position dans les rapports de production entrent donc en jeu. Certes, la propriété d’un patrimoine de rapport est primordiale. Mais les liens familiaux, l’insertion dans les réseaux qui comptent, un certain niveau culturel contribuent à la définition de la position sociale dominante. Dans les cercles et les rallyes, dans les écoles et les lieux de villégiature, les anciens ennemis célèbrent en commun la victoire partagée sur les espérances en un monde plus égalitaire.
Cette classe sociale, transversale aux ordres disparus de l’Ancien Régime, est suffisamment consciente d’elle-même pour gérer en toute lucidité ses limites. Pour cela, elle utilise la technologie sociale de la cooptation. C’est ainsi que les mères de famille dressent la liste des jeunes d’un rallye, en excluant la fille du concierge ou le fils d’une vedette du show-business. L’entrée dans un club chic suppose une présentation de la candidature par deux parrains, un vote des membres et une exigence de quasi-unanimité sur l’impétrant. Conseils d’administration, associations, nombreuses sont les instances qui répondent à cette logique : pour en faire partie, il faut déjà appartenir au groupe, le plus souvent par sa naissance, mais aussi parfois par son mérite et les preuves données d’une possible assimilation.
La cooptation : choisir ses semblables
Les familles qui habitent dans les beaux quartiers sont sélectionnées par l’argent, selon la logique d’un marché immobilier qui crée de plus en plus de ségrégation entre les groupes sociaux. Ne peuvent habiter les arrondissements de l’ouest de Paris et la banlieue résidentielle, dont Neuilly constitue l’archétype, que les ménages qui peuvent en payer le prix. Les familles aisées montrent une très forte propension à se rapprocher de celles qui occupent des positions homologues dans la société. À ce niveau social, la ségrégation est d’abord une agrégation des semblables, ou du moins des favorisés de la société. Car, s’il n’y a plus de pauvres à Neuilly susceptibles de venir gâcher le paysage, de nouveaux enrichis, encore mal dégrossis, peuvent afficher des modes de vie ostentatoires.
Si bien que l’élite de l’élite redouble, conforte, affine la sélection par l’argent par des critères sociaux et culturels qui contribuent à définir l’excellence. D’où la création des cercles et des rallyes. Ceux-ci, en rassemblant des jeunes du même univers pour des sorties culturelles et de grandes soirées dansantes, leur apprennent à goûter la compagnie de leurs semblables, à apprécier la politesse et une façon maîtrisée de gérer son corps. C’est aussi une manière d’apprendre à hériter : les techniques de sociabilité, les danses de salon, l’élégance discrète, une culture de bon ton incitent à user de sa fortune sans ostentation. Sans oublier l’art de la conversation, arme redoutable dans les salons et les oraux aux concours d’entrée des grandes écoles. Toutes ces qualités, acquises dans la famille, les établissements scolaires et confortées par le compagnonnage avec ses homologues au sein des rallyes, finissent par orienter les goûts et les choix dans la manière de se vêtir, les pratiques culturelles, les orientations de carrière et surtout les préférences amoureuses et matrimoniales. Ce guide intériorisé dans les critères de l’amitié et de l’amour est bien à même d’éviter les mésalliances, sans qu’il soit besoin de recourir aux mariages arrangés, mais en laissant simplement jouer les goûts et les attirances construits dans cet environnement socialement homogène.
Cette endogamie joue un rôle essentiel dans la transmission des patrimoines, qui restent ainsi dans la même confrérie des grandes familles et en assurent la permanence aux sommets de la société. Les arbres généalogiques sont à cet égard éloquents : d’un groupe familial à un autre, on retrouve les mêmes patronymes et les liens de parenté tissent des réseaux inextricables. Ayant une connaissance à la fois intuitive et savante de leur milieu, ceux qui en font partie savent se reconnaître sur la base de la naissance et des apprentissages qu’elle induit. Pour autant, le groupe n’est pas sclérosé : outre une adaptation de ses membres aux changements de la société, l’anoblissement, comme dans l’Ancien Régime, n’est pas exclu.
L’anoblissement républicain
La noblesse française est éteinte, au sens où il n’y a plus d’anoblissement possible en son sein. Le roi des Belges peut encore faire des barons, et il ne s’en prive pas, récompensant des réussites économiques exceptionnelles, comme celle du baron Frère, fils d’un « marchand de clous », devenu l’une des plus grandes fortunes de Belgique et de France, au point d’avoir été coopté au Jockey Club, ce qui fut facilité par son titre tout neuf mais authentique.
Si les titres nobiliaires sont protégés en France par la République, il n’y a plus de création possible. Pourtant, une partie de la haute société, fortunée mais roturière, se réclame des valeurs de l’ancienne noblesse. La bourgeoisie, prenant de la patine, en a adopté les manières de faire : le sens de la lignée et son inscription dans un château, le refus de l’ostentation qui est aussi la meilleure façon de ménager les susceptibilités d’un peuple envers l’arrogance de la fortune.
Les dynasties récentes inscrivent la passation d’une génération à l’autre dans la logique héréditaire, les fils succédant aux pères. « Le roi est mort, vive le roi ! » Ce qui se voit chez les Lagardère, les Pinault, les Dassault ou les Michelin. La réussite du fondateur de la lignée fait de ses héritiers ses continuateurs et fonde la croyance dans la transmission héréditaire des qualités du créateur de l’entreprise.
Ce passage de la réussite personnelle à la lignée met à profit les événements qui peuvent inscrire la famille dans les cadres de l’excellence requise. Ainsi, au-delà de critiques sur son coût, le mariage de Delphine Arnault le 17 septembre 2005 marquait l’entrée de la première fortune professionnelle de France (23 milliards d’euros aujourd’hui) dans le dernier cercle, un anoblissement en quelque sorte. Certes, il y avait encore, dans l’opulence étalée et la complicité des médias, quelque chose du nouveau riche que fut le champion français du luxe. Mais, par la magnificence des lieux, le château d’Yquem, par le prestige des invités qui représentaient une élite internationale, noble et bourgeoise, appartenant au monde des affaires, de la politique, des arts et des lettres, le mariage de la riche héritière avec le descendant d’une dynastie italienne a été le franchissement d’un palier. Pouvoir convier à cette cérémonie une telle assemblée, c’est un pas décisif vers la cooptation dans cette nouvelle aristocratie de l’argent qui, avec ou sans titre de noblesse, constitue aujourd’hui une part importante de l’élite dirigeante de notre pays. C’est ainsi l’une des forces des dominants d’avancer sous le masque de l’individualisme tout en pratiquant, dans la discrétion, la solidarité entre gens qui partagent le même souci de l’héritage et de la transmission des avantages acquis