Éducation . Dix-sept organisations appellent à s’opposer à sa liquidation, promise par le ministre Xavier Darcos. Entretien avec le sociologue Choukri Ben-Ayed.
réalisé par Marie-Noëlle Bertrand, Humanité du 2' septembre 2007
Rebuffade, jeudi dernier, lors du Conseil supérieur de l’éducation (CSE), contre la liquidation du collège unique promise par Xavier Darcos. Dix-sept organisations d’enseignants, de parents, d’élèves, d’étudiants et de pédagogues (1) ont en effet lancé « un appel pour bâtir le collège pour tous ». « Il est urgent que le ministre s’engage clairement en faveur de la démocratisation du second degré, à travers l’absence de sélection, l’hétérogénéité des classes et l’acquisition par tous les élèves d’un ensemble commun de connaissances et de compétences », assènent-elles. Les mêmes, ou presque, devraient aussi répondre cette semaine à Nicolas Sarkozy, qui signait il y a peu une « lettre aux éducateurs » où il s’en prend furtivement à cette vocation, lancée en 1975, de conduire tous les enfants jusqu’en troisième. Coordonnateur, avec Sylvain Broccolichi et Danièle Trancart, d’un rapport sur les processus ségrégatifs dans l’école française (2006), Choukri Ben-Ayed, chercheur à l’université Jean-Monnet de Saint-Étienne, défend lui aussi le collège unique. Entretien.
Xavier Darcos propose d’adapter les enseignements au profil des élèves. Qu’en pensez-vous ?
Choukri Ben-Ayed. Il est difficile de répondre à cette question sans se soumettre à ce qui devient le mode opératoire du gouvernement : imposer, chaque semaine, un nouveau débat à traiter dans l’urgence. Construire le collège unique a pris des décennies. On ne peut pas le remettre en cause en quelques semaines. Cela posé, je pense que cette proposition, en apparence de bon sens, ne s’appuie sur aucun élément solide démontrant que la demande des familles est forte en la matière. Aucune enquête n’établit qu’elles jugent le nombre d’options insuffisant ou souhaitent une individualisation des parcours. On a ainsi le sentiment que le politique crée lui-même un problème que les intéressés ne formulent pas en ces termes. La même chose s’est produite au sujet de la carte scolaire. Ces deux propositions ont également en commun le fait de négliger le destin collectif et d’ériger la réussite individuelle comme matrice du fonctionnement social. Cela marque un profond changement de société.
Cette proposition vous paraît donc infondée…
Oui, dans la mesure où sa justification use d’arguments qui ne sont pas fidèles à la réalité du système éducatif. Il est faux d’affirmer que celui-ci formate les élèves. À titre d’exemple, il existe entre 80 et 90 options différentes au bac. Lesquelles s’ajoutent au cumul des parcours différenciés dès le collège, entre autres via les combinaisons complexes d’options rares. Tous les chercheurs en éducation le savent : le système éducatif, aujourd’hui, souffre plus d’une trop forte différentiation que d’une trop grande homogénéité. Les établissements se différencient par leur recrutement social ou ethnique et par leurs résultats scolaires. Quel point commun entre un collège ZEP de Seine-Saint-Denis et un autre du centre parisien ? Par ailleurs, les collèges français bénéficient d’un statut d’autonomie depuis le début des années quatre-vingt. Cela leur permet de gérer leur budget et les oblige, surtout, à produire leur propre projet pédagogique d’établissement.
L’uniformité du collège est pourtant un reproche latent dans l’opinion…
Très bien. Mais quelles sont les sources ? Il est aisé de convoquer l’opinion publique, plus souvent mythifiée que réelle, pour asseoir un point de vue. Il suffit de poser maladroitement une question lors d’un sondage pour qu’une idée se répande médiatiquement et soit interprétée comme une réalité sociale. Mais il y a fort à parier que les familles préféreraient une école plus lisible, plus « rassurante », sur tout le territoire. Cela leur éviterait bien des craintes et des doutes à l’heure où sonne l’obligation de choisir : quelles options, quelles écoles ?
Si le collège unique n’existe pas, pourquoi cette bataille visant à le supprimer ?
Ce n’est pas parce que le collège unique n’existe pas que son idéal n’existe pas. Proposer le collège unique comme modèle implique une ambition : celle de la réussite de tous, inscrite dans la loi. Autrement dit, c’est un idéal au même titre que l’idéal démocratique. Le fait qu’il existe en tant que tel structure les représentations des professionnels. Ils savent qu’ils doivent faire des efforts pour amener tout le monde au niveau supérieur, parce que la nation l’a décidé. Les familles aussi le savent et nourrissent, de fait, un espoir vis-à-vis du collège. Cet objectif met en tension le système, mais positivement. Il force à résister au renoncement et à la logique du déterminisme scolaire précoce. C’est cela, la fonction du collège unique.
Vous parlez d’ambition là où d’autres parlent d’hypocrisie…
Peut-être qu’à l’époque où l’on a décidé de la scolarisation des filles, certains ont aussi dû penser à de l’hypocrisie… La vraie question est de savoir ce qui est à remettre en cause. L’objectif ? Ou les moyens que l’on se donne pour l’atteindre ? Supprimer l’objectif résoudrait sans doute beaucoup de problèmes… mais par le bas, non par le haut. Il faut reconnaître une certaine cohérence à ce gouvernement. Envisager de supprimer le socle républicain que constitue la carte scolaire revient à sacraliser l’école comme un espace de concurrence entre les élèves. Dès lors, le collège unique peut être perçu comme une contrainte.
L’individualisation des parcours est donc incompatible avec la réussite de tous ?
Ce n’est pas ce que je dis. L’individualisation des parcours, en tant qu’idée pédagogique, est une bonne idée. Mais dans le contexte actuel, il n’est pas facile de discerner ce qui relève de la pédagogie ou de l’idéologie. Elle peut aussi être manipulée afin d’abattre, après la carte scolaire, une seconde digue de défense du modèle égalitariste. En tout état de cause, cette façon d’annoncer des mesures sur le mode de la formule rapide, voire provocante (« Il faut supprimer le collège unique ! »), ne permet pas d’appréhender sereinement cet enjeu de société pourtant considérable. Elle implique adhésion ou répulsion, mais ne permet pas d’engager un débat susceptible de cerner les implications réelles d’une telle décision sur le long terme.
(1) CFDT, FCPE, FEP-CFDT, FSU, Jeunesse en plein air, Ligue de l’enseignement, SE-UNSA, SGEN-CFDT, SI-EN-UNSA, SNEP-FSU SNES-FSU SNPDEN-UNSA, SNUIPP-FSU, UNEF, UNL, UNSA éducation, UNSEN-CGT.