Depuis le nouvel échec des socialistes aux élections présidentielles et législatives de 2007, dirigeants et militants du PS parlent de « rénover » ou de « refonder » le parti socialiste, de « changer de logiciel » ou d’en finir avec le parti d’Epinay. S’agit-il de faire table rase de deux siècles de pensée socialiste et de tout réinventer ou bien d’exercer un droit d’inventaire sur certaines idées fondatrices, forgées au cours du XIXe siècle, et d’utiliser celles qui paraissent les plus pertinentes pour comprendre la réalité d’aujourd’hui ? (...)
Contribution de Dominique Baillet, militant socialiste parisien, pour Priorité à Gauche.
(...) Si des ruptures avec certaines idées socialistes élaborées dans le passé paraissent, à l’évidence, nécessaires, il semble particulièrement important de s’inscrire aussi dans une certaine continuité et de revisiter certaines théories en les confrontant à la réalité d’aujourd’hui.
Dans le domaine institutionnel et des principes tout d’abord, la gauche socialiste doit rester républicaine, c’est-à-dire défendre les principes de la République, héritière de la Révolution française de 1789, et le modèle d’intégration républicain « à la française », car les revendications communautaristes, ethniques ou religieuses, apparaissent de plus en plus nombreuses en Europe, notamment en France, et risquent de briser ce pacte. Il est également important qu’elle continue de défendre le principe de laïcité, inhérent à la République, et refuse la suprématie du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel, surtout dans une période où les religions reviennent en force. En outre, la défense de la démocratie (multipartisme, suffrage universel, liberté d’expression) doit rester aussi un objectif du socialisme, car le populisme et l’extrémisme sont loin d’être éteints et tentent toujours de déstabiliser les démocraties, surtout en période crise économique.
Les socialistes ne devraient pas céder au populisme, qui parfois les guette en leur sein ou sur leur gauche. Plutôt que d’appeler fréquemment à des référendums, notamment à l’intérieur de leur parti, comme celui à l’occasion du traité constitutionnel européen de 2004, ils feraient mieux de prôner une République « maximaliste », c’est-à-dire un véritable régime parlementaire, et non un régime présidentiel et bonapartiste.
Ils doivent, encore et toujours, rêver d’une communauté égalitaire, sans être pour autant égalitaristes, et faire de l’égalité leur principal cheval de bataille. La lutte contre les inégalités sociales doit incarner l’essence même du socialisme.
Il est enfin nécessaire que les socialistes restent critiques du capitalisme, même si celui-ci s’est considérablement modifié depuis deux siècles en devenant de plus en plus financier, et qu’ils défendent l’idée selon laquelle, le capital ne doit appartenir ni aux capitalistes ni à l’Etat, mais aux travailleurs eux-mêmes. Plutôt que d’être tentés par une troisième voie voulant réconcilier le travail et le capital, les socialistes pourraient se référer à la Commune de Paris qui a initié une révolution sociale, en privilégiant les associations ouvrières dans l’attribution des commandes publiques et en promettant de leur confier les entreprises abandonnées par leurs patrons.
Au plan idéologique, les socialistes d’aujourd’hui feraient bien de rester fidèles à certains courants de pensée du XIXe siècle, les mettre en pratique et en rejeter certains autres, soit parce qu’ils sont archaïques ou anachroniques, soit parce qu’ils ont montré dans l’histoire leur inefficacité ou leur côté funeste.
Ils pourraient retenir tout d’abord l’héritage « possibiliste » de Paul Brousse[1] qui a tracé la voie du socialisme municipal. Il s’agissait de procéder d’abord à une conquête graduelle des services publics, chaque commune organisant la production et la distribution par régie directe. Cet objectif paraît toujours nécessaire aujourd’hui, alors que le libéralisme, voire l’ultra libéralisme domine le monde, et l’Europe en particulier, depuis la fin de la guerre froide. Là encore, accorder un rôle croissant aux associations et éviter les privatisations des industries et des services publics primordiaux devrait être un combat socialiste, non pas d’arrière-garde, destiné à maintenir des acquis ou des privilèges, mais un combat philosophique et humain, au nom de la justice sociale et de l’égalité devant les ressources économiques.
Ils peuvent prendre en compte également l’objectif du socialiste Alexandre Millerand[2], qui consistait à assurer à chaque être au sein de la société, le développement intégral de sa personnalité, le moyen préconisé étant le passage d’un mode de production à un autre, qui s’opèrerait grâce à l’intervention de l’Etat, mais de façon graduée. Cet aspect valorisant l’individu doit en effet être davantage pris en compte par la gauche aujourd’hui, qui a trop souvent eu une démarche holiste, et confondu individualisme et égoïsme, qui est la forme suprême de l’individualisme.
Ils devraient aussi penser, comme Guesde[3], Vaillant[4] ou Allemane[5], que l’utilisation du suffrage universel, n’est pas une condition suffisante pour instaurer le socialisme, et que leur rôle est de mettre le prolétariat, nous dirions aujourd’hui le salariat, en mesure de conquérir le pouvoir, non comme on le pensait à l’époque, par l’insurrection violente, mais par le mouvement social. En effet, c’est lorsque le mouvement social, c’est-à-dire la grève et les manifestations, accompagnent une politique qu’il la solidifie du même coup, comme le prouve par exemple celles qui ont eu lieu au moment du Front populaire en 1936. Aujourd’hui, les mouvements sociaux, depuis les grêves de 1995 au moins, défendent d’abord des acquis sociaux et statutaires et sont souvent le signe d’un désir d’intégration dans le système capitaliste, comme le CPE en 2006, mais ne sont pas assez animés par un idéal, une critique plus radicale, et un projet de société pour l’avenir.
Si les socialistes doivent rejeter l’idée de Guesde et de Vaillant qui prévoyaient une dictature temporaire et collective pour assurer le passage au régime économique nouveau, ils seraient bien inspirés de se rallier à Jean Allemane. En effet ce dernier redoutait, à juste titre, un collectivisme d’Etat qu’il estimait plus terrible que l’Etat ploutocrate qui régissait la société capitaliste d’alors et envisageait plutôt une fédération de communes libres dans lesquelles les syndicats auraient à gérer l’appareil de production.
Mais d’autres penseurs de la première moitié du XIXe siècle peuvent faire figure de références, à commencer par Saint Simon, qui considérait que la bourgeoisie dirigeait indûment la société d’une manière égoïste et rétrograde, et que la « classe industrielle », qui mêlait patrons et ouvriers, salariés et artisans, s’est trouvée dépossédée par la bourgeoisie. Cette situation du début du XIXe siècle ressemblant étrangement à celle d’aujourd’hui, dans la mesure où la nouvelle bourgeoisie mondialisée ne se préoccupe guère du sort de ses salariés et de leur travail, mais plutôt des profits qu’elles réalisent et des rémunérations de ses actionnaires, cette idée consistant à redonner du pouvoir aux salariés et les faire davantage participer à la vie de l’entreprise est plus que jamais pertinente.
Les socialistes du nouveau siècle peuvent également s’inspirer, pour les mêmes raisons, de Fourier qui pensait que les producteurs étaient privés d’une partie de leur richesse par des intermédiaires et que leur productivité était faible, en raison du morcellement de la propriété.
Ils peuvent également emprunter certaines idées à Proudhon[6] : celle de la subordination de la propriété, dans le cadre d’un nouveau système économique, et de la théorie de la mutualité qui spécule sur la possibilité d’un contrat entre producteurs et consommateurs. En effet, repenser la propriété aujourd’hui semble une piste intéressante que les socialistes pourraient emprunter, non pas pour demander l’expropriation généralisée, mais pour développer la propriété publique.
S’inspirer du « solidarisme » de Pierre Leroux[7], qui est une réfutation en règle de l’égalitarisme des communistes proches de Cabet, mais qui s’oppose aussi franchement au libéralisme privilégiant la liberté au détriment de l’égalité, ne doit pas non plus être exclu. En effet, l’idéologie égalitariste a montré, notamment dans le cadre de l’expérience soviétique et du communisme d’Etat, ses limites, voire ses travers, mais le libéralisme est une idéologie également funeste, car fondée sur l’inégalité.
Les socialistes ne doivent pas en outre occulter l’importance du socialisme chrétien de Philippe Buchez[8], qui en appelle à l’association ouvrière, contre la solution communiste venue du babouvisme qui prétendait encaserner et enrégimenter le peuple, le privant de sa liberté au nom de l’égalité. En effet, ils doivent renoncer à vouloir le bonheur des peuples malgré eux, et entendre davantage leurs revendications, non pas personnelles mais collectives. C’est d’ailleurs le vrai sens de la démocratie participative.
Ils peuvent enfin s’inspirer de Louis Blanc[9] qui dénonçait la concurrence comme cause première de la désorganisation sociale et générateur de la misère du plus grand nombre, souhaitait promouvoir le régime de l’association, et que le gouvernement mette en place des ateliers sociaux, dans les principales branches industrielles où l’égalité deviendrait l’idée régulatrice, puis le principe même de fonctionnement. En effet, les socialistes ne peuvent se satisfaire des directives européennes d’inspiration libérale et qui mettent la concurrence au centre des leurs préoccupations.
Le socialisme d’aujourd’hui doit donc retenir les principales idées de ces divers théoriciens pour nourrir sa critique du libéralisme et du capitalisme, mais aussi pour se rapprocher des thèses récentes de l’économie solidaire qui n’est pas fondée sur le profit, et est une économie alternative, dont le projet est l’écologie, le développement local, l’utilité sociale et dont l’autogestion est la forme d’organisation interne.
Mais doit-il s’écarter définitivement de la théorie socialiste majeure que fut le marxisme, voire s’y opposer, car les prédictions marxistes ne se sont pas réalisées et les régimes communistes, qu’il a engendrés, ont tous échoué, ou doit-il s’inspirer de « l’esprit de Marx », mais en confrontant sa théorie à la réalité d’aujourd’hui, éventuellement en l’amendant ? En d’autres termes, les socialistes du début du XXIe siècle doivent ils être jauressiens ou guédistes ?
Etant donné que le guédisme, courant socialiste fondé par Jules Guesdes, inventeur du marxisme « à la française », fut un courant très dogmatique nettement adossé au marxisme, et s’afficha collectiviste à partir de 1875, il semble que le socialisme d’aujourd’hui doit sensiblement s’en écarter et considérer que Jules Guesdes appartient davantage à la culture communiste ouvriériste française. En revanche, les socialistes peuvent toujours s’inspirer de Edouard Vaillant, qui vantait le génie de la méthode marxiste et était fidèle à la sociologie marxiste, fondée sur la lutte des classes.
Mais surtout, ils doivent s’inspirer, plus que tout, de Jean Jaurès et de la critique jauressienne du marxisme, et ce pour plusieurs raisons. Tout d‘abord, Jean Jaurès[10] retint de Marx l’analyse de la lutte des classes qui fonda son propre socialisme et réfuta les thèses révisionnistes d’Edouard Bernstein[11] qui s’en prit à certaines thèses fondamentales du marxisme en opérant un retour à Kant et mettant en avant la nécessité pour le socialisme de prendre appui sur un jugement moral. Ensuite, il s’éleva contre les lectures mécanistes de Marx et amenda la conception tendant à faire de la superstructure le reflet de l’infrastructure. Enfin, il soutint que la méthode révolutionnaire de Marx procédait d’hypothèses économiques inexactes, reprochait au Manifeste communiste son abstraction systématique et prônait un socialisme réformiste, en insistant sur la formule marxiste d’évolution révolutionnaire.
Ainsi, les socialistes du XXIe siècle doivent être plus que jamais républicains, laïques, démocrates et favorables au progrès, progrès scientifique, mais aussi progrès social. Ils doivent se sentir investis d’une mission de transformation de la société et toujours combattre en faveur du mouvement contre toute forme de résistance, assimilée à de la réaction. Avoir à l’esprit la possibilité d’une autre organisation humaine que l’organisation sociale actuelle, avoir une attitude compassionnelle face à l’injustice, être philanthropes et avoir pour objectif central de soulager, voire d’éradiquer la misère des plus humbles si nombreux, devront rester leur souci majeur.
Dominique BAILLET, militant socialiste du 19ème arrondissement de Paris
[1] Paul Brousse (1844-1912), docteur, est dirigeant de la Fédération des travailleurs socialistes à partir de 1882, issue de la majorité du parti ouvrier d’inspiration marxiste fondé en 1879
[2] Millerand (1859-1943) est un élu socialiste du XII e arrondissement de Paris depuis 1885.Il dirige la Petite République de 1893 à 1897.Il est ministre dans le gouvernement bourgeois de Waldeck Rochet.
[3] Jules Guesdes (1845-1922) dirige la minorité du parti ouvrier constitué en 1879 à Marseille. Il incarne le courant socialiste marxiste. Il est l’un des fondateurs du journal républicain, les Droits de l’homme en 1870. En 1876, il s’affiche collectiviste. En 1882, il fonde le parti ouvrier, qui prend le nom de parti ouvrier français en 1893. Il prône la méthode révolutionnaire et s’oppose à Jean Jaurès qui prône la méthode réformiste.
[4] Edouard Vaillant(1840-1915), l’un des premiers marxistes des années 1870, dirige le parti socialiste révolutionnaire issu en 1898 du Comité révolutionnaire central de tradition blanquiste
[5] Jean Allemane, (1843-1935) typographe et ancien communard, représentants de la tendance prolétarienne face aux intellectuels du broussisme, dirige le parti ouvrier socialiste révolutionnaire constitué en rupture avec les possibilistes de Paul Brousse
[6] Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), anarchiste qui crée en 1848 une Banque du peuple, établissement mutuelliste dont s‘inspireront plus tard coopératives et sociétés de secours mutuel.
[7] Pierre Leroux(1797-1871), issu du saint-simonisme, est le penseur du socialisme humaniste, qui développe un socialisme mâtinée de christianisme
[8] Philippe Buchez (1796-1865) incarne nettement le socialisme chrétien des années 1840. Il est élu président de l’Assemblée constituante en 1848.
[9] Louis Blanc (1811-1882) est l’un des premiers socialistes français. En 1847, il participe à la campagne des banquets qui demandait la réforme électorale. Suite à la Révolution de février 1848, il fut l’un des ministres du gouvernement provisoire. Il est exilé à Londres après les journées de juin 1848 jusqu’en 1870.
[10] Jean Jaurès (1859-1914), normalien, agrégé de philosophie, professeur au lycée de Toulouse , député républicain du Tarn à 26 ans, il s’engage en suite dans le socialisme, et dirige la SFIO crée en 1905.Il est le fondateur de l’Humanité en 1904 et rallie les socialistes au dreyfusisme. Pacifiste, antimilitariste, il est abattu en 1914 par un extrémiste nationaliste.
[11] Edouard Bernstein prône à la fin du XIXe siècle un socialisme révisionniste en Allemagne. Il s’oppose à Jaurés, fidèle au marxisme et à la lutte des classes, qui réfute ses thèses notamment lors d’une conférence en février 1900.