Ministre communiste du gouvernement Mauroy de 1981 à 1984, vous avez conduit une importante réforme du statut de la fonction publique : élargissement aux fonctions publiques hospitalière et territoriale, création d’une nouvelle voie d’accès à l’ENA… Comment jugez-vous les orientations actuelles concernant la fonction publique ?
Anicet Le Pors. C’est un moment très important car les dernières décennies ont été, dans leur ensemble, marquées par l’affirmation d’une conception, historiquement très forte en France, de la fonction publique comme coeur de la notion de service public. Après le premier statut démocratique des fonctionnaires de 1946 - je passe sur les réformes de 1959 qui n’ont pas bouleversé le paysage -, notre souci en 1983-1984 a été d’élargir la fonction publique à d’autres secteurs que ceux de l’État et de la moderniser en profondeur. La régression que nous vivons aujourd’hui a été initiée notamment lors des périodes de la droite au pouvoir, sans que la gauche revienne sur ces atteintes lorsqu’elle y revenait. On se plaint qu’il n’y ait pas assez de mobilité entre fonction publique de l’État et fonction publique territoriale, mais c’est le résultat de la loi Galland de 1987 qui les a éloignées l’une de l’autre.
Il y a eu aussi la suppression de la troisième voie d’accès à l’ENA réservée aux syndicalistes, aux élus et aux dirigeants associatifs, une réforme emblématique qui avait provoqué beaucoup de réactions parce qu’elle s’attaquait à l’élitisme bourgeois. Aujourd’hui, il s’agit d’un véritable coup de force. Le pouvoir veut s’appuyer d’une part sur les progrès d’une mondialisation libérale qui ne peut manquer de déteindre sur notre vie intérieure et d’autre part sur le modèle dominant en Europe. Ainsi l’Allemagne a 700 000 fonctionnaires (contre 5,2 millions en France). Mais, dans les Länder, notamment, travaillent beaucoup d’employés sous contrat qui seraient chez nous des fonctionnaires. Le gouvernement français actuel veut nous aligner sur cette conception d’une fonction publique cantonnée aux fonctions régaliennes : administration centrale, justice, armée, affaires étrangères. À partir d’un rapport du Conseil d’État de 2003, le contrat tend à être promu « source autonome du droit » dans la fonction publique. En bref, le contrat contre le statut. Une idée reprise par Nicolas Sarkozy lorsqu’il dit que le fonctionnaire devrait pouvoir choisir. Car personne n’est assez imprudent pour annoncer la suppression immédiate du statut. Simplement, il est mis progressivement en extinction. Comme à La Poste ou à France Télécom.
Dans une tribune récente, vous parlez de forfaiture…
Dans une autre tribune, pour l’Humanité, j’ai aussi parlé de dérive bonapartiste en montrant, avec une série d’exemples, que Nicolas Sarkozy s’affranchit de grands principes républicains pour définir de manière discrétionnaire le mandat qu’il prétend avoir reçu du peuple français. L’exemple souvent cité est celui de l’article 20 de la Constitution : le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. Il est clair qu’il n’est pas prévu que le président de la République joue aussi le rôle de premier ministre. Ce qu’il a pourtant décidé de faire. Et il s’arroge le droit de dire ce que doit être la « révolution culturelle » dans la fonction publique, dans les services publics. Pourquoi est-ce une forfaiture ? Parce que je conteste qu’il ait reçu mandat du peuple français pour s’attaquer à une pièce essentielle du pacte républicain. Il a décidé que le contrat prendrait la place du statut sans concertation, sans que la représentation nationale se soit jamais exprimée sur le sujet.
Le terrain n’a-t-il pas été préparé par des renoncements de la gauche ? La privatisation de France Télécom, le fameux « il faut dégraisser le mammouth »…
Je pense que nous sommes dans une situation de décomposition sociale. Je me rattache à une analyse de René Rémond disant que le XXe siècle a été un siècle communiste. Il entendait par là, que dans cette période allant de 1917 à 1991, une partie de l’humanité avait voulu maîtriser son destin et imprimer un puissant volontarisme dans la conduite des affaires du monde et la domination de la nature. Cela a échoué… Nous avons été marqués, singulièrement en France, par cette épopée prométhéenne. Le dernier exemple est le programme commun (1). Volontariste, structuré, cartésien, il correspondait à cette manière de voir et de penser. Il ne fait pas de doute que la domination du Parti communiste sur la gauche depuis la Libération a profondément déterminé la vie politique durant ces décennies. Aujourd’hui, nous vivons ce qu’on appelle une perte de repères, une phase de transition, qui peut être longue et où nous n’avons que les outils du passé pour analyser les contradictions du présent. Quels sont ces repères perdus ? L’État nation n’a plus la consistance, la fascination qu’il a eues dans la première moitié du XXe siècle. Mourir pour la patrie ne se proclame plus. Et si je reste attaché à l’État nation, il faut le saisir dans ses relations internationales. Ensuite, c’est l’analyse en termes de classes. Non pas que les classes aient disparu, mais elles se sont technicisées, stratifiées. Mineurs, métallos, dockers ne constituent plus des blocs. Et on ne peut en faire une somme dotée de caractères clairs et identifiants, permettant de parler de classe ouvrière comme autrefois. La bourgeoisie s’est, elle aussi, technicisée avec des gens dont le rapport au capital est complexe et opaque. Or l’inscription dans le mouvement de la classe ouvrière était le moyen, pour les travailleurs, de se doter d’une citoyenneté de combat, d’exister socialement avec des valeurs propres. Un troisième facteur concerne les mutations spatiales : l’urbanisation, le développement des transports… On n’en est plus à l’affiche du village tranquille de François Mitterrand dans sa campagne présidentielle de 1981. Et il faut ajouter la prise de conscience de l’écologie, de la finitude de la planète. Pour la première fois dans l’histoire du genre humain existe ce sentiment de la saturation de l’espace et, partant de là, celui d’une unité de destin. Quatrième dimension, les moeurs : familles, couples, recompositions, tout cela bouge beaucoup. Enfin, et je reviens par là à la question des renoncements de la gauche, nous vivons un effondrement idéologique. C’est peut-être le plus important.
Effondrement idéologique, c’est plus que des renoncements…
Je reste très imprégné du marxisme mais on ne peut pas transposer aujourd’hui les catégories que Marx a créées au milieu du XIXe siècle, non seulement s’agissant de la notion de classe, mais à travers le mécanisme d’exploitation qui a changé dans sa dimension et ses mécanismes. C’est pourquoi je ne m’inscris pas dans les efforts du type d’Actuel Marx, Espaces Marx… Je pense quy a là un reste de fétichisme. L’effondrement idéologique touche aussi la social-démocratie. Dans tous les pays qui s’en réclament, l’État providence est à bout de souffle. Quant au libéralisme, il n’a pas de théorie. La théorie néoclassique qui, à la fin du XIXe siècle, a semblé susceptible d’expliquer le capitalisme et son évolution a perdu depuis longtemps toute pertinence.
Les économistes libéraux sont devenus pragmatiques, ils étudient le cours des Bourses, les statistiques et théorisent très peu. Mais les libéraux n’en ont pas besoin. Le choix de thèmes comme « travailler plus pour gagner plus », sur lesquels ils font de la com, leur suffit. Le marché fait le reste, c’est-à-dire l’essentiel. Il existe ainsi à cet égard une dissymétrie entre la droite et la gauche. La gauche ne peut prospérer que sur la base d’une compréhension théorisée du monde et de sa traduction dans un projet politique. Si elle est en faillite aujourd’hui, c’est parce qu’elle a perdu cette dialectique antérieure, cette aptitude à élaborer des constructions fondamentales, la dernière étant probablement le programme commun. Au-delà, elle nourrit même une certaine culpabilité. Un exemple caractéristique : la hantise d’être taxé d’étatisme. De crainte d’être assimilé au modèle soviétique, on ne fait plus de différence entre étatisme et État, et, partant, entre étatisme et services publics. On nous explique, par exemple, que la « désétatisation » d’Air France n’est pas une privatisation. Plus question de propriété, on parle de pôle. Mais qu’est-ce qu’un pôle public ? Quel champ couvre-t-il ? Quels sont les instruments appliqués ? Quelle en est la signification, l’orientation ? Ce laisser-aller sur des questions idéologiques fondamentales est une erreur grave.
Vous préférez parler de nationalisation ?
On ne peut évidemment rester sur le terrain de la nationalisation au sens de 1946 ou 1972. Il convient en la matière d’aller vers quelque chose qui est inévitablement plus compliqué mais tout aussi nécessaire que par le passé. Du fait de la mondialisation, qui n’est pas seulement marchande mais aussi culturelle, de communication, d’échange, se posent des problèmes nouveaux. Ils pourraient, si on leur apportait des réponses adéquates, ouvrir un âge d’or des services publics dans le monde. La question de l’appropriation sociale au niveau international et mondial de l’eau, de ressources du sous-sol, de certaines activités productrices ou de services devrait être posée avec beaucoup de conviction. Kant dit que la terre étant une sphère, tous les hommes ont un droit égal à se trouver à tel ou tel endroit. Cela ne conduit pas à nier les contraintes étatiques et économiques, mais il faut se mettre dans l’optique que l’appropriation sociale a un grand avenir.
Quel regard portez-vous sur l’état de la gauche ?
La décomposition sociale, la perte des repères dont je parlais ne caractérise pas seulement la gauche mais l’ensemble de la société. La gauche est plus affectée en raison de l’impératif de construction qui généralement la caractérise, et comme le Parti communiste était le plus théoricien, le plus constructif, organisé, structuré, c’est lui qui subit avec le plus de violence ce retour de l’histoire. C’est pourquoi il ne sait plus où il est. C’est vrai aussi pour le Parti socialiste. L’un des intérêts de sa campagne a été de révéler son vide idéologique. Maintenant des socialistes disent qu’il faut revenir aux fondamentaux. Fort bien, mais lesquels ? Je ne crois pas à l’ouverture d’une perspective immédiate. Il faut se mettre dans le temps long de l’histoire. Nous sommes dans une crise de civilisation sans trop savoir quelle sera la nature de celle à venir. Que faut-il faire ? Dans la mesure où les repères fondamentaux n’existent plus, l’intérêt de la crise est de renvoyer chacun vers sa propre responsabilité. Et comme on n’a plus de systèmes globaux auxquels adhérer, qu’il s’agisse de l’État providence ou surtout du marxisme, c’est à chacun de reconstruire son être politique. Cela suppose un travail dans deux directions. La première : essayer de comprendre les contradictions dans lesquelles nous vivons. Voir quelle est la nature de cette mondialisation sans l’analyser systématiquement comme un phénomène entièrement négatif, exclusivement dicté par le capital international. Elle est cela, mais elle est aussi complexe, multiple et porteuse du destin du genre humain. Nous qui étions les internationalistes les plus éminents, nous devrions trouver là l’espace de création d’une pensée. Deuxième voie de recherche : quel héritage conserver, comment lui donner sens en le mettant en forme et en essayant d’en faire un investissement pour les temps à venir. Par exemple la laïcité est à la fois un héritage et un investissement. Idem pour le service public, nos conceptions de l’asile, des institutions. Le concept de citoyenneté peut fédérer cette démarche.
Dire à chacun de construire son être politique ne permet pas de répondre aux urgences et renvoie à une démarche très individuelle…
Anicet Le Pors. Quand je dis qu’il faut que chacun se reconstruise, c’est sur le plan idéologique de la manière que je viens d’indiquer. Bien entendu il faut être inscrit dans le réel. Personnellement, je fais partie d’une quinzaine d’associations sur les questions de l’asile, de la fonction publique, du service public et autres. Ce sont quinze engagements personnels dans la société telle qu’elle est. C’est mon génome de citoyenneté. Mais comme les partis sont discrédités, on va où on peut.
Ce discrédit est-il durable ?
Anicet Le Pors. Je pense que oui. Les partis ne pourront renaître que sous une forme à inventer, très différente. Mais, pour l’instant, souhaiter leur disparition serait irresponsable.
Et, selon vous, nous n’en sommes pas à l’invention ?
Anicet Le Pors. Le fait de renvoyer vers le citoyen sa responsabilité civique est très novateur. Dans l’ancienne manière de faire de la politique, un communiste était peu tenté de s’interroger sur sa responsabilité propre, de développer un esprit critique. Cela a conduit aux pires erreurs. Aujourd’hui la situation est inverse, on est renvoyé vers son moi. Et le problème est celui de la recherche d’une nouvelle centralité. Comment la recréer à partir de l’atomisation des citoyens ? Ce n’est pas simple à concevoir. Mais c’est très intéressant.
Dans ces conditions, comment voyez-vous les prochaines batailles, par exemple électorales ?
Anicet Le Pors. Il faut faire pour le mieux. Je le répète, ce qui manque aujourd’hui à la gauche, c’est une pensée. Je crois beaucoup aussi à l’événement. Il est peut-être plus proche qu’on ne peut l’imaginer. Un aventurier comme Sarkozy peut être celui qui risque de le créer.
Vous avez dit du communisme : le mot n’emporte pas la chose. Qu’entendez-vous par là ?
Anicet Le Pors. Dans l’absolu c’est un beau mot, il ne faut pas le sacrifier, mais il ne suffit pas de le prononcer pour exprimer une vérité ou une solution. Il y a des fondamentaux dans le communisme : le sens de la justice sociale, de la communauté de destin, de la fraternité… On peut à l’inverse y rattacher des idées d’une plate généralité. C’est un mot qu’il faut protéger. Je ne supporte plus les déclamations autour du mot lui-même, surtout lorsque cela recouvre des abandons de fond caractérisés. C’est un peu étrange que ce soit moi qui dise qu’il ne faut pas l’abandonner. Pour le sauvegarder, il faudrait avant tout avancer des raisons tangibles, pouvoir dire quelles en sont les fortes justifications, avoir suffisamment travaillé à cela. Si on est vide idéologiquement, dans les propositions, il ne reste que le mot. Et il en subit forcément le préjudice.
Vous caractérisez la période actuelle comme celle d’une décomposition et à la fois vous vous refusez « à nourrir le pessimisme ». Où puisez-vous ce relatif optimisme ?
Avant, le matérialisme historique disait l’avenir. Il y avait des séquences dans l’histoire : le féodalisme, le capitalisme avec trois ou quatre phases, le socialisme et le communisme. L’aventure humaine était réduite à une seule voie. Aujourd’hui, à travers la composition des génomes individuels et la recherche pour les faire converger dans des démarches collectives constructives, c’est beaucoup plus intéressant. Mille aventures sont possibles et nous avons la responsabilité de choisir. D’où la nécessité de regrouper les moyens du passé pour prendre en compte ce que les générations précédentes ont accumulé en conscience, en bonne volonté, en aspiration. Mais en avenir aléatoire les monstres ne sont pas non plus exclus. L’événement dont je parlais peut être catalyseur de révolution ou entraîner sur des chemins abominables. Il faut donc être prêt.
Et la gauche a l’obligation d’acquérir l’intelligence de la situation, la créativité nécessaire pour déboucher sur des propositions cohérentes. Mais c’est une course de vitesse…
C’est pourquoi un parti digne de ce nom ne doit pas se laisser dériver dans le courant. Il doit réagir, même s’il est très minoritaire. Ses positions de principe, si elles ne sont pas comprises maintenant, doivent pouvoir servir de référence pour l’avenir.
(1) Le programme commun a été signé le 26 juin 1972 par le PS, le PCF et le MRG. Il prévoyait de grandes réformes. Malgré l’échec des négociations d’actualisation en 1977, c’est sur sa lancée que François Mitterrand a été élu en 1981.