Point de vue de l'ancien Délégué national à l'Emploi et ex-président de RFO.
Le « manifeste » des Gracques publié il y a quelques jours dans un quotidien du soir est l’expression d’une démarche sympathique comme aussi, de dangereuses illusions à la mode. Il comporte en effet deux aspects qui se voudraient logiquement liés, mais qui sont antinomiques puisque les outils acceptés condamnent, à nos yeux, la possibilité d’atteindre les fins affichées .
Le premier aspect de ce texte est en effet d’offrir en ouverture, comme en seconde partie, la profession de valeurs de gauche et plus largement de l’humanisme français. C’est bien pourquoi y adhèrent des personnes ayant toujours mérité estime et venant de sensibilités différentes, ce qui esquisse cette réunion des centres de progrès que des hommes comme moi ont toujours voulu pour casser notre bipolarisation à la française, celle qui, grâce à l’addition des scrutins majoritaires, a fracturé et paralysé de trop longue date notre corps public. C’est la concurrence complice des partis dominants, espérant chacun concentrer le pouvoir pour lui seul, qui a conduit aux réformes constitutionnelles Chirac/Jospin ayant favorisé l’équation politique 2007. Elle est tellement contre nature que deux facteurs en corrigent de façon intéressante l’excès : l’électorat "populaire" s’est largement réparti entre « droite » et « gauche » et le Président de la République, tout en ayant fait voter son programme de «sucreries fiscales» pour son noyau électoral, continue plus intelligemment à chercher à rallier assez largement autour d’un bon sens apparent quoique, sur certains points, bien partisan et dont l’expression droitière choque parce qu' abrupte, mais trouve des résonances partout. La critique d'y voir un système plébiscitaire ne mène à rien; ce qui est révélé ( et qu'il a bien compris) c'est que la bipolarisation sommaire ne marche pas.
Or, parmi ces Gracques d’aujourd’hui n’en est-il qui, d’un côté ou d’un autre, ont été dans les équipes promouvant les funestes réformes institutionnelles ayant, de fait, interdit l’alliance PS/Modem dont ils ont été les chantres ? Reconnaissons leur qu’il n’est jamais trop tard pour revenir sur ses erreurs, mais regrettons que ce chemin de Damas ne leur révèle pas - plus explicitement que par l’allusion selon laquelle il faudrait "une plus juste représentation des courants d'opinion dans le système législatif" - tout l’intérêt du scrutin proportionnel comme l’une des clefs indispensables de l’apaisement français et de la reconquête du pays sur la coalition majoritaire parlementaire des droites unifiées.
Toujours est–il qu’on ne saurait qu’applaudir les Gracques dans leur refus des déterminismes de la naissance et de la fortune (encore que la loterie sociale à l’américaine n’est pas une panacée de remplacement), leur volonté de justice, de défense et promotion des libertés et de respect des cultures dans une réussite laïque des intégrations, de juste redistribution de la richesse, de pluralisme décentralisé, de dialogue pouvoirs/société civile, d’éducation et formation pour l’égalité des chances, de promotion de l’économie de la connaissance et de la sauvegarde de la planète, conciliées par recherche d’un développement durable : tout ce qu’a mis en avant, en vain au demeurant pour suffisamment séduire, la campagne de la candidate socialiste lors de la présidentielle .
La question étant toujours de savoir par quels moyens obtenir ces excellents objectifs inspirés par les meilleurs sentiments ? Dans ce domaine, le texte est différemment mais tout aussi déficient que le fut cette campagne. Pires que le flou, les leviers que nous proposent les Gracques sont ceux par lesquels le libéralisme international a trouvé l’arme atomique du capitalisme absolu contre le progrès social des pays avancés : le libre échange entre sociétés inégalement avancées, mais toutes très largement aptes désormais pour la production de biens et services de presque toute nature.
Non, la gauche qu’invoquent les Gracques et avec elle la majorité des Français ne peut pas « dire haut et fort que la mondialisation (telle qu’elle est) est un progrès. » C’est un énorme complexe cocktail de quelques avancées pour des fractions marginales des populations des pays émergents et de scandales structurels, financiers, commerciaux et sociaux : des approvisionnement à prix imbattables de la part des pays pauvres aux pays avancés, au bénéfice des ploutocraties ( et de leurs serviteurs) des pays livreurs, grâce à l’exploitation dans la misère, l'autoritarisme et les détritus des populations des « low costs countries » du Sud. Au Nord, la contrepartie positive en est la pression sur les prix de la grande consommation et la contrepartie négative est la disparition des emplois de toutes les activités délocalisables : partout la précarisation des niveaux de vie et des garanties du plus grand nombre, sans qu’aucune convergence par le haut entre sud et nord puisse naître à un horizon crédible de quelque divine main libérale, d’autant qu’il y a partout sur la planète des réserves de main d’œuvre si pauvres qu’elles sont mises sous le boisseau par les moins pauvres qu’elles. S’il faut donc "faire avec" ce cocktail parfois de bonnes choses , et le plus souvent des pires, qu’est la mondialisation d’aujourd’hui, il faut cesser de déifier le libre échange international. Il a d’ailleurs contribué chez nous a souvent faire prévaloir la préférence pour la consommation sur la valeur travail, la spéculation sur la production, l’argent facile sur l’argent du labeur. Quant à l’augmentation par les ouvertures commerciales du volume des échanges elle est bien souvent une mesure fictive de la croissance : des divisions internationales du travail sophistiquées aboutissent à multiplier les transports au grand dam de l’environnement.
Non, la gauche qu’invoquent ces Gracques, ni d’ailleurs plus largement la France des réalités vécues par les travailleurs de toute expression électorale ne peut renoncer à des formes intelligentes de protectionnismes croisés et négociés, utiles à un type de pays ou à un autre (sinon on ne voit pas de quelle régulation effective nos bons apôtres veulent parler). Faire bien évoluer la mondialisation c’est chercher à porter les pays émergents qui fondent aujourd’hui essentiellement leur croissance sur l’export - c’est à dire sur le pouvoir d’achat des autres - à trouver dans la progression de leur propre pouvoir d’achat populaire (comme le firent autrefois les E.U. et l’Europe) le levier majeur de leur transformation. Ceci, qui ne se fera pas spontanément, ne peut aller sans une révision des conditions d’accès de leurs produits et services en Europe.
Non, gauche et droite ensemble, donc la France, ne peuvent mettre par principe au pilori le patriotisme économique que pratiquent d’ailleurs la plupart de nos partenaires. Car il y a un patriotisme économique bien légitime : c’est d’attendre de l’existence et du développement d’entreprises nationales que la richesse qu’elles créent ait des retombées en emplois dans le pays dont elles portent le nom. Tel n’est pas le cas fréquent lorsque la bonne position des grandes firmes françaises dans le palmarès financier international va de pair avec la création d’emplois essentiellement hors de France.
Mais oui, la gauche, et toute la France, reconnaissent de belle lurette le marché, mais le veulent honnête et fair play. Honnête sans être perverti par les pratiques des dominants ; fair play en n’habillant pas du slogan des « concurrences non faussées », les primes décisives accordées aux moins disant sociaux et fiscaux. Le libéralisme économique a bien deux dimensions différentes : d'une part, celle qui s’applique légitimement à des espaces à peu près homogènes ou entre pays différents, mais selon alors une division du travail équilibré car ne concernant que des segments de produits ; d'autre part, celle devant être refusée qui met en compétition tous les secteurs d'activités de mondes très différents, lesquels s’entre-tuent et tuent ou marginalisent chacun les plus faibles en leurs propres seins.
Bien des citoyens de droite, de gauche, des centres - en bref la France - ne veulent pas entendre jouer du violon européen en oubliant qu’il peut interpréter des partitions très différentes et ne veulent plus entendre non plus que pour « éviter les guerres ( voilà le vieil argument démagogique mobilisant les peurs ancestrales pour faire gober n’importe quelle Europe), il faut faire toujours plus dans les errements actuels commerciaux et fiscaux et les insuffisances industrielles et sociales d’une Union Européenne plus hétérogène que jamais. Vers quoi et comment tenter de gouverner cette Europe là dans le bon sens, à quelles conditions internes et externes ? Alors que la vraie tâche européenne est de rechercher ces régulations économiques mondiales qui ne peuvent exister qu’à son initiative et à son niveau, pas un mot de nos Gracques européens . Les vieux « cabris » du général de Gaulle ont des enfants.
Quant aux entreprises, la gauche elle-même n’a pas besoin des Gracques pour savoir qu’elles sont des supports et non des adversaires, que leurs problèmes, leurs besoins sont ceux des salariés eux-mêmes s’il s’agit de leur survie ou de leur développement et non des priorités financières de leurs actionnaires.
Mais nous savons aussi que ces entreprises peuvent être privées ou publiques et que si toutes les entreprises de toute taille dans tous les secteurs sont des entreprises privées, les facteurs de l’inégalité sociale se trouvent automatiquement renforcée. En effet, les besoins de financement de ces entreprises privées ne peuvent, par un circuit ou par un autre, provenir que de la part des revenus issus d’agents économiques assez riches pour le faire, notamment en épargnant sur leur consommation. L’appropriation exclusive privée et le financement également privé des moyens de production exige et renforce donc toujours l’inégalité sociale. C’est bien pourquoi, à côté de bien d’autres motifs d’avoir un secteur public économique qu’aurait du cesser de brader les sociaux-démocrates, il est indispensable à la régulation sociale qu’il y ait un secteur à capital national majoritaire nourri de prélèvements publics équitables et garantissant les investissements prioritaires, à long délai de retour particulièrement utiles pour les secteurs vitaux de l’énergie, de l’eau de l’environnement et plus généralement pour la recherche appliquée et l’innovation Mais les Gracches paraissent bien respecter le caractère tabou de ce sujet interdit. L’économie mixte est devenue une incongruité.
C’est ce que le courant intellectuel que représente nos Gracques a perdu l’usage de deux instruments d’analyse essentiels qui réfèrent à des mondes qu’ils ont condamnés et, jetant les bébés avec l’eau du bain, ils ne veulent plus rien utiliser de deux outils, au demeurant complémentaires, qui gardent toute leur valeur : l’outil de l’analyse marxiste, l’outil de la référence à l’Etat nation. Ce n’est pas, d'abord, parce que le marxisme a été illustré par de massifs et sanglants échecs historiques ( non parce que c’était le "marxisme", mais parce que le communisme totalitaire fut l’habillage et l’instrument cruel de révolutions industrielles hâtives et mal conduites de pays sous-développés), que la critique matérialiste historique permettant de comprendre les rapports de techniques, d’intérêts et de forces qui mènent le monde doit être abandonnée. Ce n’est pas, ensuite, parce que les Etats Nations se sont faits des guerres tout aussi tragiques et que le progrès international consiste à les faire travailler ensemble y compris, d’une manière organique poussée, comme au sein de l’U E. , que disparaît la donnée fondamentale dans laquelle s’inscrit la dévolution, du pouvoir. Celui-ci continue à être attribué dans chaque périmètre de chacun des États Nations, même s’il est ensuite plus ou bien délégué à des instances pluri nationales. Toute politique est donc jugée et sanctionnée par les citoyens à l’aune de ses effets nationaux.
Tout à l’inverse les apprentis sorciers distributeur de la potion magique libérale internationale veulent faire passer pour ringards et ceux qui croient que la prise en compte des réactions de la Nation reste le test de la capacité politique, et ceux qui continuent à reconnaître à l’analyse marxiste la valeur irremplaçable de faire voir le réel derrière les idéologies dominantes.
Utiliser conjointement ces deux outils de la critique historique et de la référence nationale peut concilier des "France de gauche" et des "France de droite" – au sein desquelles nombreux sont ceux qui ne se reconnaissent pas vraiment, même s’ils optent un moment pour l’une ou l’autre - dans un grand mouvement de réalisme et de progrès dont le nombre issu de partout pourrait donner une autre forme de majorité de gestion à un chef d’État aussi audacieux que se veut le nôtre, mais parvenant à se dégager de certains préjugés idéologiques.
La naïve simplification de nos auteurs ( dont chaque assertion mériterait un essai nuancé de réfutation) fait en effet presque apparaître en contrepoint une partie de la droite nationale française comme réaliste et progressiste et Nicolas Sarkozy pour un bien utile agitateur de l’establishment mondial. Il a su capter à la fois l’intérêt du business et des possédants et des réactions favorables des classes populaires excédées par l’incapacité de trop de sociaux démocrates à réagir au regard des ravages de la compétition mondiale et à proposer à nos partenaires européens un modèle d’adaptation ne sacrifiant pas toujours les mêmes. Il faut que l’opposition cesse de rééditer régulièrement la vieille recette sociale démocrate d’ échec garanti : accepter les règles du jeu des dominants, des adversaires, en bref le monde tel qu’il est, en espérant par des arrangements à la marge le rendre supportable aux déshérités, mais sans en changer les logiques.
Si, dans la ligne de cette soumission, la sociale démocratie fait catéchisme du libre échange mondial, rejette toute sérieuse régulation du commerce international, toute recherche de sauvegarde et de priorité au développement des emplois nationaux, elle ne pourra tirer de telles prémisses que des obligations aboutissant aux mêmes résultats que les programmes de la droite ultralibérale. Le développement des services non délocalisables et les activités de haute gamme ne suffiront ni à notre croissance, ni à pallier l’effritement des activités qui sont le socle nourricier nécessaire au financement de nos régimes sociaux même reformés. La compétition par les prix s’imposera partout et sans fin sous le pilotage autoritaire des privilégiés n’y risquant pas leurs moyens vitaux, avec pour conséquences inéluctables, au delà des dosages équitables devant aller de pair avec des réformes de raison, la déconstruction totale du droit du travail, la réduction des sécurités et garanties sociales, la précarisation de l’emploi, l’amplification de ce qu’engendre le couple fatal privatisations/inégalités : la fixation au plus bas des rémunérations de beaucoup qui perdront en même temps des moyens de veiller à leur santé et d’avoir une vieillesse décente, des coupes sombres dans les dépenses de services publics, la disparition de nombreuses entreprises et la marginalisation de bien des professions indépendantes.
Lorsqu’on accepte un système – comme il nous est proposé par les Gracques de le faire – on est obligé d’en assumer les implications. On ne peut sans se mentir proposer des valeurs que l’on s’interdit d’atteindre. Croire que l’adhésion quasiment sans réserve au système monde triomphant en vigueur peut permettre une société plus juste et plus heureuse pour tous est au mieux de l’angélisme, au pire un pari d’irresponsables. Si la nouvelle gauche devait être la confirmation de ce piège dans lequel sont déjà tombés des équipes socialistes n’ayant que pu, en conséquence , perdre des élections capitales successives, c’est un autre mouvement politique national qu’il faudrait re-inventer et qui est possible, tant il est qu’il y a de fortes convergences entre des valeurs affichées à gauche et l’intérêt de nombreuses autres composantes économiques, sociales et spirituelles de notre pays.
Une majorité d’opinions et de volontés traverse en fait les partis et formations politiques pour une autre politique économique nationale et européenne dans le refus du libre échange tel qu’il fonctionne, ce refus trouvant ses soutiens aussi bien dans des citoyens votant à droite qu’à gauche . Cette politique répondrait aux attentes des salariés comme de bien des entreprises, de nombreux responsables comme des exclus, des héritiers de l’ambition socialiste et des héritiers de l’ambition gaulliste, des continuateurs de la grande tradition chrétienne des centres de progrès, plus largement encore, dans la population tout entière, à la demande profonde des femmes et des hommes de bon sens libres de cupidités ou de privilèges, attachés à l’intérêt général et au service public. C’est cette majorité virtuelle qui n’a jamais pu sortir – mais qui se déforme chaque fois au bénéfice d’un camp – de notre mode de scrutin majoritaire législatif, lequel résume en fait tout notre régime politique.
La clef d’un avenir mieux gérable est qu’un jour, par des voies dont on ne voit certes pas les approches aujourd’hui, mais qui peuvent soudainement mûrir dans les redistributions auxquelles on assiste, on en vienne enfin à ce changement institutionnel permettant la réforme dans la sécurité : un chef d’État élu au suffrage universel, mais devant dialoguer avec une majorité pluraliste, le cas échéant à géométrie variable, issue de la proportionnelle, ces pouvoirs séparés ne pouvant se renvoyer ni l’un ni l’autre, mais étant, en cas d’impossible conciliation sur des questions majeures, arbitrés par l’appel au référendum.
Les prochains rendez-vous du pouvoir sont non seulement sur les recettes et les dépenses sociales, sur l’environnement et sur les moyens de la croissance, mais aussi sur la réflexion institutionnelle. Serait-ce rêver d’imaginer que certains puissent y « accrocher » le thème ci-dessus ?
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