Vous appartenez comme Guy Môquet à cette génération d’enfants du Front populaire devenus adolescents lors du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, et qui sont rentrés en Résistance aux premières heures de l’occupation nazie. Qu’est-ce qui vous rapproche de Guy Môquet ?
Georges Séguy. Ma proximité avec Guy Môquet tient à plusieurs raisons. Je suis, comme lui, fils de cheminot. J’ai adhéré très tôt à la Jeunesse communiste. Je me suis engagé très tôt également dans la Résistance. Jusqu’à l’âge de dix-sept ans, j’ai suivi à peu près le même itinéraire que Guy Môquet, mais lui a été fusillé. Moi, j’ai été arrêté par la Gestapo et déporté. Nos pères étaient des militants communistes et syndicalistes, qui s’étaient engagés pour le Front populaire. Tout enfant, je suis allé dans toutes sortes de manifestations, un jour notamment pour la libération de mon instituteur, Georges Fournial (1), qui avait été arrêté lors d’une bagarre avec les fascistes en 1934. Il y eut aussi la solidarité avec le peuple espagnol. Très jeunes, nous avons fait des collectes au porte-à-porte pour les républicains. Dès le déclenchement de la guerre, nous savions dans la famille que le fascisme, comme disait mon père, c’était beaucoup plus dangereux que le choléra. Quand la guerre fut déclarée, le Parti communiste a été immédiatement dissous puis ce fut le tour de la plupart des syndicats. Et nous, en tant que jeunes communistes, nous nous sommes engagés dans la Résistance avant même que le pouvoir de Pétain ait été mis en place, en juillet 1940.
Pourquoi cette particularité des jeunes communistes ?
Toulouse était dans la zone prétendue libre, mais en fait sous la tutelle des fascistes français. Nous n’obéissions pas à une organisation puisque tout était dissous. Les militants étaient poursuivis, beaucoup déjà dans l’illégalité, d’autres en prison, comme le père de Guy Môquet. Les jeunes communistes ont bénéficié d’une sorte de prolongation de légalité. L’affaire n’est pas très connue. La JC toulousaine se réunissait chaque dimanche matin sous le couvert des Amis de l’Union soviétique qui était une association autorisée jusqu’à l’entrée en guerre de Hitler contre l’URSS en 1941. C’est au cours de l’une de ces réunions que les jeunes communistes ont préparé la visite de Pétain à Toulouse le 6 novembre 1940. Nous avons lancé depuis plusieurs fenêtres de la rue d’Alsace des tracts antivichystes et antinazis. Cela a eu un écho formidable. Une foule immense attendait Pétain. Quand les tracts sont tombés sur le sol, beaucoup de gens les ont ramassés et les ont glissés dans leurs poches. Il n’y avait pas de directives précises. L’idée est venue de nousmêmes, entre copains de la JC. Nous nous sommes dit : on ne peut pas laisser venir Pétain sans rien faire. Puis l’engagement s’est poursuivi selon les affinités de chacun, de façon très individualisée localement.
Dans quelles circonstances entrez-vous dans l’illégalité ?
Après mon certificat d’études primaires, je suis rentré au cours complémentaire. Je me souviens des affiches de Pétain dans les classes, et l’enseignement de la langue allemande était devenu obligatoire, ce qui nous déplaisait beaucoup. J’en avais marre de continuer à aller à l’école dans ces conditions, et le jour où ils ont assassiné Pierre Sémard (2), le 7 mars 1942, j’ai dit à mon père que je ne voulais plus aller à l’école, que je voulais rentrer dans la lutte avec les copains qui y étaient déjà. Je voulais venger Pierre Sémard. Ce fut difficile à le faire admettre, car j’avais quinze ans. Je suis rentré alors dans une imprimerie clandestine pour le compte des FTP, et j’ai proposé à mon patron, un libertaire antifasciste, de travailler pour les besoins de la mouvance communiste. De 1942 à 1944, j’ai imprimé des tracts, des journaux clandestins (l’Humanité, l’Avant-garde), de fausses cartes d’identité, de faux certificats de baptême pour Mgr Salliège, l’archevêque de Toulouse, qui était un antifasciste, des livrets de famille, etc. Cela dura jusqu’au jour où, sur dénonciation, nous avons été arrêtés par la Gestapo. J’allais avoir dix-sept ans. Mon patron a été le premier à être interrogé. Les policiers l’ont torturé de manière ignoble, et l’ont ramené ensuite dans ma cellule à la prison Saint- Michel. Il m’a dit qu’il n’avait pas parlé de moi. De sorte que je me suis installé dans la situation d’un apprenti qui exécutait ce que lui demandait son patron et ne savait rien de ce qui se passait. Les policiers m’ont fait subir un interrogatoire musclé pour m’impressionner et n’ont pas réussi à savoir qui était à l’origine du matériel que nous imprimions. J’ai été déporté, comme mon patron, à Mauthausen au terme d’un voyage horrible. Là, j’ai retrouvé des copains, dont l’un était le journaliste de l’Humanité Octave Rabaté, surnommé Tatave. Par son intermédiaire, j’ai pris contact avec l’organisation clandestine du camp. J’avais dix-huit ans, quand je suis rentré en France. À mon retour en 1945, j’appris que l’affaire de l’imprimerie avait fait grand bruit, car les Allemands avaient organisé une souricière après notre arrestation. Tous les gens qui s’étaient présentés à l’imprimerie avaient été capturés et déportés. J’ai occupé ensuite des responsabilités au PCF et à la CGT au syndicat des cheminots de Toulouse avant d’être appelé à des responsabilités nationales.
Qu’est-ce qui fait que des jeunes communistes s’engagent dans ce combat tout en connaissant les risques qu’ils encourent ?
Les jeunes communistes de notre génération, comme Guy Môquet, se sont engagés par amour de la liberté et pour défendre leur pays. Ils ne supportaient pas l’occupation de la France par une puissance étrangère. Ils sont entrés dans l’action de leur propre chef. Tout était désorganisé. L’information nous parvenait de manière chaotique. Il faut observer que l’Appel du 18 juin 1940 du général de Gaulle, qui avait été précédé de celui du dirigeant communiste Charles Tillon à Bordeaux, n’a pas été connu rapidement par l’opinion publique française. Guy Môquet s’est engagé dans la Résistance avant de connaître l’Appel du 18 juin. Les jeunes communistes étaient présents aux premières heures de la Résistance. Par la suite, nous avons été rejoints par d’autres jeunes, beaucoup de catholiques, qui avaient milité à la JOC et qui ne trouvaient pas d’organisation, au sein de laquelle ils voulaient manifester leur volonté de lutte. Petit à petit cette résistance est devenue militaire avec les FTP, qui ont su capter l’énergie de la jeunesse. L’hommage à Guy Môquet est l’occasion de balayer cette calomnie, contre laquelle je me suis toujours battu, selon laquelle les communistes ne seraient entrés dans la Résistance qu’au moment où l’URSS a été attaquée. Il est vrai que le pacte germanosoviétique fut difficile à vivre pour de nombreux militants, surtout de la génération de nos parents, beaucoup plus que pour nous les jeunes. L’appel du 10 juillet 1940 de Maurice Thorez et Jacques Duclos n’évoquait que la lutte contre le régime de Vichy, qui avait trahi la France, alors que Charles Tillon, lui, appelait au combat contre l’occupation nazie. Mon père et ses copains étaient désemparés par le pacte germano-soviétique. L’idée qui prédominait c’était : « On ne comprend pas tout, mais ils ont sûrement raison. » Notre maison était un lieu de rendezvous des militants entrés dans la clandestinité. C’est ainsi que beaucoup d’informations parvenaient jusqu’à nous. Nous avions des contacts avec des camarades espagnols, avec les combattants de la MOI, qui passaient à l’imprimerie. Il y avait des copains italiens, des Allemands antifascistes. Cela formait la même constellation de nationalités que sur l’Affiche rouge. J’ai participé à des actions pour faire évader des camps de la région des camarades républicains espagnols, qui sont entrés dans la Résistance et ont fondé le fameux groupe des guérilleros de l’Ariège et des Pyrénées qui ont participé de façon glorieuse à la libération de Toulouse. J’ai retrouvé aussi beaucoup de républicains espagnols au camp de Mauthausen, qui avaient été livrés aux Allemands par le gouvernement de Vichy. Ils avaient perdu beaucoup des leurs dans la construction du camp mais, lorsque nous sommes arrivés au camp, ils avaient déjà une expérience et avaient conquis des positions qui ont facilité notre survie.
Vous participez à de nombreuses rencontres avec des jeunes, collégiens et lycéens, quels enseignements tirez-vous de ces échanges ?
Les élèves posent beaucoup de questions sur nos conditions d’existence dans l’univers concentrationnaire, mais pas assez sur les raisons pour lesquels nous étions déportés. Et donc sur ce qui nous a poussés à nous engager. La répression a contribué à l’engagement des jeunes. Pour moi ce fut la mort de Pierre Sémard qui fut l’élément déclencheur. Je me souviens de mon père nous l’apprenant en pleurs le lendemain. Pierre Sémard était un ami proche de mon père. Chaque fois qu’il venait à Toulouse, il logeait à la maison. Je le connaissais depuis mon plus jeune âge. De même, quand fut connue l’exécution des vingt-sept de Châteaubriant, immédiatement de nombreux jeunes sont entrés dans la Résistance. Nous ne pouvions pas rester passifs quand une répression sanguinaire s’abattait. Et puis, pour la plupart, nous n’avions pas encore de charge de famille, nous n’avions que notre vie à mettre en jeu. Beaucoup de groupes de résistants étaient composés de jeunes. Les fascistes ont voulu terroriser la jeunesse en fusillant un jeune communiste de dix-sept ans. Cela a eu un effet inverse. Plus tard nous avons convaincu de nombreux jeunes hommes à ne pas partir pour le STO, et ceux-ci, pour échapper aux policiers, allaient dans le maquis. Petit à petit, beaucoup participèrent à la lutte armée et à la libération. Lors d’une rencontre avec des lycéens d’Aurillac, on m’a posé la question : comment Pétain a-t-il pris le pouvoir ? C’est moi qui leur ai appris que Pétain avait reçu les pleins pouvoirs tout à fait légalement d’une Assemblée de députés et de sénateurs réunis à Vichy, après que les communistes eurent été exclus du Parlement. Les enfants ne le savent pas suffisamment et il a fallu attendre un demi-siècle pour qu’un chef de l’État, Jacques Chirac, reconnaisse la responsabilité du pouvoir légal de la France dans l’extermination des juifs.
Ne pensez-vous pas qu’il y a quelque imposture à célébrer Guy Môquet tout en s’attaquant, comme le fait le gouvernement, aux acquis sociaux de la Résistance ? On a lu récemment sous la plume d’un ancien vice-président du MEDEF, Denis Kessler, une invitation à « défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance »…
L’histoire de Guy Môquet a abouti au Conseil national de la Résistance et à son programme. On ne va pas nous faire croire que le programme du CNR, toutes les réformes sociales qui sont intervenues au moment où la France était appauvrie par la guerre, pillée par les nazis, privée d’une partie de sa maind’oeuvre (déportés, prisonniers de guerre, STO), ait pu réaliser des réformes sociales qui aujourd’hui sont présentées comme insupportables financièrement, dans un pays qui n’a jamais été aussi riche. Sarkozy veut bien reconnaître les mérites de la Résistance, mais en même temps il veut liquider tout ce qu’elle a réussi à faire sur le plan social. Parmi les raisons qui nous ont poussés à nous engager dans la Résistance, je voudrais en mentionner une qui prend de nos jours une signification particulière : notre refus de nous incliner devant les lois du gouvernement de l’État français légalement constitué à Vichy en juillet 1940. Notre volonté de nous insurger contre la politique de trahison de ce pouvoir maudit. Cette désobéissance à la législation en vigueur nous a valu d’être calomniés, persécutés, emprisonnés, déportés dans les camps de la mort, et même comme Guy Môquet et ses camarades de Châteaubriant, d’être fusillés. Puis, après la Libération, d’être félicités, cités en exemple et souvent décorés. On comprend pourquoi cet aspect de notre engagement dans la Résistance est de plus en plus occulté dans l’enseignement public, et pourquoi ce moment de notre histoire nationale est l’objet d’une amnésie officielle préméditée. Cela vise à permettre à l’actuel gouvernement légal de l’État français de détruire systématiquement les avancées sociales et démocratiques de la Résistance.
Entretien réalisé par Jean-Paul Piérot
(1) Militant communiste et syndicaliste enseignant, Georges Fournial devint par la suite un spécialiste de l’Amérique latine, sur laquelle il écrivit de nombreux ouvrages. (2) Militant communiste et dirgeant syndicaliste, secrétaire général de la fédération CGT des cheminots.