Par Daniel Schneidermann (Liberation.fr 16 Nov 07). Il fallait donc tendre l’oreille, avec un effort de concentration hors de portée de l’immense majorité du commun des mortels, pour comprendre que ce traité simplifié reprenait 98 % du projet de la constitution rejetée, l’habillement constitutionnel (c’est-à-dire les symboles) en moins.../...On ne disait pas : «Ce qu’un référendum a rejeté, le Parlement va l’adopter en catimini.» On disait encore moins : «On ne va tout de même pas consulter encore une fois les Français, ces grands enfants, sur des questions auxquelles ils ne comprennent rien.» C’était à chacun dans son coin de parvenir à ces conclusions.../...Un mouvement d’opinion peut-il se cristalliser cette fois en dehors de tout cadre politique ou médiatique ? C’est l’enjeu des prochains mois.
Tout à leurs difficultés économiques, la grande majorité des Français n’en auront rien vu, rien su, rien entendu, mais la plupart des dispositions du traité constitutionnel européen, rejeté par référendum en 2005, devraient entrer bientôt en vigueur. L’accord sur le «traité simplifié», ou «mini-traité», est intervenu lors d’un sommet européen à Lisbonne, le mois dernier. Les téléspectateurs les plus attentifs se souviennent peut-être des titres triomphants des JT ce soir-là : l’Europe en panne a «redémarré». Elle est «sortie de l’ornière». Sourires sur les visages, soulagement général : l’épisode était à ranger dans le tiroir des bonnes nouvelles.
L’affaire a été d’autant plus rondement menée au 20 heures que l’adoption du traité de Lisbonne est intervenue en même temps que l’annonce du divorce du couple Sarkozy. Dans les rédactions, la tête était ailleurs.
Traité simplifié contre Constitution européenne : rien à voir, a priori, pour peu que l’on écoute distraitement. Et tout semblait fait pour assourdir le rappel au bruyant traumatisme de 2005, pour enfouir le souvenir des tonitruantes polémiques d’alors au cimetière des catastrophes fondatrices, avec la défaite de 1940 et Alésia. Il fallait donc tendre l’oreille, avec un effort de concentration hors de portée de l’immense majorité du commun des mortels, pour comprendre que ce traité simplifié reprenait 98 % du projet de la constitution rejetée, l’habillement constitutionnel (c’est-à-dire les symboles) en moins. «Cette fois, il sera adopté par la voie parlementaire», susurraient innocemment les JT, en se gardant bien d’ajouter : «Il n’y aura pas de référendum, parce qu’aucun dirigeant ne souhaite s’exposer à l’humiliation d’un nouveau refus populaire.» On ne disait pas : «Ce qu’un référendum a rejeté, le Parlement va l’adopter en catimini.» On disait encore moins : «On ne va tout de même pas consulter encore une fois les Français, ces grands enfants, sur des questions auxquelles ils ne comprennent rien.» C’était à chacun dans son coin de parvenir à ces conclusions.
Et tout fut à l’avenant. Le débat interne au PS ? Expédié dans les JT (de manière encore plus expéditive qu’au sein même du parti). Sur TF1, la démission du secrétaire du PS Benoît Hamon ne méritait qu’une brève de quelques secondes où la parole ne fut même pas donnée au démissionnaire.
Qu’en pensait donc le bon peuple ? Personne ne le lui demanda. Significativement, le premier sondage sur cette question a été commandé et publié par un journal… britannique, le Financial Times : il assurait que 63 % des Français seraient favorables à un référendum. Mais attention (complétait aussitôt un autre sondage), ils voteraient majoritairement oui, tout en… s’abstenant plus nombreux encore. Allez-y comprendre quelque chose. Mais peu importe. Ces rares sondages passèrent totalement inaperçus.
Comme pour toutes les occultations produites par la machine médiatique, celle-ci a des causes multiples. Au premier rang, sans doute, la complexité du sujet. Le traité simplifié, sans doute ainsi baptisé par dérision, est plus obscur, plus incompréhensible, plus inextricable encore que ne l’était le texte rejeté. C’est un catalogue d’amendements de 240 pages, qui obligerait ses (hypothétiques) lecteurs à se reporter en permanence aux traités de Rome et de Maastricht. Aucun des journalistes qui le commente au JT ne l’a manifestement lu. Tout semble d’ailleurs laisser penser que tel était le but de l’opération : saupoudrer dans un texte technique, et hermétique, la quasi-totalité des dispositions contenues dans le traité rejeté. Mais dans l’inépuisable catalogue des sujets dont ne parle pas le JT, il faut faire un sort particulier à tout ce qui concerne l’Europe et l’intégration européenne. Comme si la même histoire recommençait éternellement : celle d’une étanchéité totale, entre une confiance «naturelle» des politiques et des journalistes envers l’intégration européenne, et une méfiance viscérale, irréductible, d’une partie des électeurs.
Lors du référendum pour le traité de Maastricht en 1992, le oui ne l’emporta que d’extrême justesse, malgré une assourdissante campagne de la plupart des grands médias. On sait ce qu’il en fut en 2005, malgré, là encore, un déséquilibre des temps de parole en faveur du oui. Il en va de même aujourd’hui. L’Europe a regagné sa zone réservée, inaccessible et incompréhensible aux citoyens, avec la complicité tranquille du journal télévisé. Les voix qui s’élèvent pour demander un nouveau référendum sont systématiquement occultées. On dira que ces voix sont peu nombreuses. C’est vrai. Comme semblaient peu nombreux les partisans du non quelques mois avant le référendum de 2005.
Un mouvement d’opinion peut-il se cristalliser cette fois en dehors de tout cadre politique ou médiatique ? C’est l’enjeu des prochains mois./.