Tribune de Christian Chevandier, maître de conférences en histoire contemporaine à Paris-I - Panthéon-Sorbonne (Le Monde.fr 27 Nov 07). C'était il y a 4 ans, Sarkozy et Fillon étaient ministres, l'un à l'intérieur et l'autre aux affaires sociales. Le deuxième venait de faire passer, avec quelque difficulté, une loi allongeant la durée de cotisation des fonctionnaires qui désireraient obtenir une retraite à taux complet...
A des journalistes qui demandaient à Gilles de Robien, chargé, à l'époque, des transports au gouvernement : "Pensez-vous aujourd'hui que le gouvernement a eu raison d'exclure les régimes spéciaux de la réforme ?", le ministre avait répondu : "Oui, absolument. Si la participation à la grève a été modérée, c'est justement parce que les agents de la SNCF et de la RATP acceptent l'idée qu'il leur revient d'assurer la continuité du service public en contrepartie du maintien des régimes spéciaux. Cette continuité est historiquement la justification des régimes spéciaux, comme je l'ai rappelé dans une lettre aux présidents des entreprises concernées qui ont relayé le message auprès des personnels."
Tout autant que certains cadeaux fiscaux et augmentation intempestive, perçus comme des provocations lorsque c'est le discours des sacrifices nécessaires qui est tenu au monde du travail, le souvenir de ces engagements gouvernementaux a joué un rôle énorme dans la réussite, aujourd'hui, du mouvement social dans les transports publics. Car il ne faudrait pas l'oublier : en octobre et novembre, ce sont plus des trois quarts des cheminots qui, à un moment ou à un autre, ont arrêté de travailler, et le trafic ferroviaire a été paralysé pendant plus d'une semaine.
La suspension massive du mouvement est aussi une démonstration de force assez rare pour que le pouvoir reste très prudent et se garde de tout triomphalisme. Ce que la SNCF annonce aujourd'hui était presque exclu dix jours auparavant. Rien qu'au regard de ce que les grévistes ont obtenu, pour eux et pour leurs collègues qui n'ont pas fait grève, ce conflit est une victoire. Il l'est aussi par son existence même dans un contexte politique pour le moins difficile : les cheminots ont su se mettre en grève alors que tout était fait pour leur faire croire que c'était inutile, et pour nous laisser penser qu'un conflit aussi long était impossible.
Tout au long des dix jours de grève, les cheminots, dans leurs assemblées générales, ont affirmé une attention à autrui qui étonnerait ceux-là mêmes qui en ont subi les conséquences. Même les thèmes discutés à leur propos ont aujourd'hui un écho et un effet dans d'autres secteurs : le critère de pénibilité, mis en avant pour leur opposer d'autres salariés, rend d'actualité des réformes plus larges. Ainsi la fédération CGT revendique aujourd'hui la retraite à 55 ans pour les travailleurs du bâtiment. Quant au fait que leur précoce régime de retraite a été un modèle pour le régime général, il s'inscrit dans la perspective des réformes de l'avenir, lorsque des progrès sociaux permettront d'étendre à l'ensemble de la population le partage de continuels gains de productivité.
Alors que les sommes en jeu sont loin d'être considérables, ce conflit, voulu par le pouvoir, était conçu comme une revanche politique. En 1986 et en 1995, les cheminots avaient obligé la droite à reculer et il fallait le leur faire payer. C'est ce qui explique des rodomontades sur le "service minimum" qui ont fini par tourner à la farce. Les modalités et la force du mouvement de cet automne, dont la fin était annoncée par la presse dès le premier jour, ont rendu nécessaire un autre scénario. Ce conflit social s'inscrit désormais dans l'histoire sociale et politique du pays.
Lors de la campagne électorale, le candidat Sarkozy n'avait de cesse de citer Jean Jaurès. Faudrait-il lui rappeler que Jaurès fut l'un des trois auteurs d'un projet qui, voté en 1909 et 1911 après de longues péripéties parlementaires, régit aujourd'hui encore la retraite des cheminots ?/.