Entretien réalisé par Vittorio de Filippis - Libération.fr du 1er Décembre 2007.
Parler de l’effondrement du système capitaliste comme vous le faites dans votre livre et dire que la crise de 1929 est devant nous, n’est-ce pas exagéré ?
Comme le dit l’agroéconomiste Lester Brown, nous sommes sur des «trajectoires d’effondrement». Aucune des tendances actuelles n’est durable. C’est vrai de la crise sociale, de la crise financière et, bien sûr, de la crise écologique. Nous sommes au bout d’un système. Il est urgent de construire une alternative globale.
Vous mettez tous les pays occidentaux dans le même sac…
Il y a quelques différences mais la précarité s’est généralisée dans l’ensemble des pays occidentaux. Au Japon, 32 % des emplois sont précaires. En Allemagne, 6,3 millions de salariés n’ont que des emplois à 400 euros (pour 15 heures par semaine). Aux Etats-Unis, le pays du plein-emploi selon Nicolas Sarkozy, il y a tellement de petits boulots que la durée moyenne du travail, sans compter les chômeurs, est tombée à 33,7 heures. La précarité s’installe partout, et même ceux qui ont un emploi stable sont obligés de revoir à la baisse leurs demandes salariales : «Si t’es pas content, va voir ailleurs», remplace souvent toute vraie négociation. Même le FMI, plutôt libéral, explique, dans son dernier rapport, que la part de la richesse qui va aux salaires a fortement baissé dans tous les pays occidentaux : «La baisse atteint 10 % en Europe et au Japon.»
Est-ce aussi valable pour la France ?
Depuis vingt-cinq ans, en France, la négociation sur les salaires est tellement déséquilibrée que la part des salaires et cotisations sociales dans le produit intérieur brut (PIB) a chuté de 11 %. Onze pour cent de chute sur un PIB de 1 800 milliards, ce sont cette année quelque 200 milliards d’euros qui vont rémunérer le capital, alors qu’ils iraient aux salariés si nous avions conservé l’équilibre de 1982. François Fillon dit que, sans réforme, le déficit des retraites sera en 2020 de 1 % du PIB, mais depuis vingt-cinq ans la part des salaires et cotisations a reculé de 11 % du PIB. Bien sûr qu’il faut réformer les retraites, mais l’essentiel est de lutter contre le chômage et la précarité. Si la part des salaires remontait de 6 points, le financement des retraites serait bien plus facile.
Mais la croissance se maintient presque partout…
Au prix d’un endettement sans précédent. Les libéraux passent leur temps à critiquer la dette des Etats. Mais le plus grave c’est sans doute l’envolée de la dette privée, celle des ménages. Dans de nombreux pays, le seul ressort de la croissance est l’endettement des ménages. La crise des crédits subprimes aux Etats-Unis en est une preuve : tout a été imaginé pour pousser les ménages à s’endetter sur des montants incroyablement élevés et sur des périodes extrêmement longues.
Cette crise n’est qu’un début. Aux Etats-Unis, la dette totale des ménages, des entreprises et des collectivités (sans parler du secteur financier) vient de dépasser les 230 % du PIB. En 1929, lors de la dernière grande crise du capitalisme, le même ratio atteignait «seulement» 140 % du PIB. Si on ajoute la dette du secteur financier, la dette atteint 340 % du PIB américain ! Du jamais-vu. Les chiffres sont formels : la croissance européenne, ou américaine, serait négative depuis sept ans si nous n’avions pas fortement augmenté la dette privée.
Le capitalisme ne tiendrait que grâce à l’endettement ?
Oui. Au Japon, aux Etats-Unis, en Nouvelle-Zélande, au Danemark, en Espagne, en Angleterre, dans tous les pays que les libéraux prennent comme modèle, la croissance se maintient grâce à l’endettement privé. En 2006, la dette des Etats-Unis, hors secteur financier, a augmenté huit fois plus vite que le PIB. Si la crise immobilière américaine se répand dans le reste de l’économie, elle ne sera pas sans effets sur l’économie chinoise et donc sur la situation sociale (déjà tendue) de ce pays. Une grande part de sa croissance vient des exportations vers les Etats-Unis et l’Europe. Si les Etats-Unis tombent en récession, qui peut être sûr que ce qui s’est passé en Allemagne dans les années 30 ne se rejouera pas en Chine, avec Taïwan à la place de l’Alsace-Lorraine ? L’hyperlibéralisme peut nous conduire à la catastrophe. Faut-il attendre que la crise explose pour réagir et construire une alternative ?
Faut-il reprendre les modes de régulation des Trente Glorieuses ?
Il faut moderniser les règles proposées par Keynes, Ford et Beveridge. En 1917, Ford, le patron des automobiles du même nom, expliquait qu’il avait doublé la productivité de ses usines, mais qu’il fallait écouler cette production, qu’il fallait donc des consommateurs avec un vrai pouvoir d’achat. Il expliquait aussi qu’en période de crise les patrons veulent tous baisser les salaires. Mais s’ils baissent tous les salaires, qui achètera la production ? Ford plaidait en faveur de règles collectives, de façon à ce que les salaires augmentent en fonction de la productivité. Mais peu de patrons ont suivi ses recommandations. La crise de 1929 s’explique surtout par un découplage entre la productivité et le pouvoir d’achat des travailleurs.
Plus tard, après la Seconde Guerre mondiale, les recommandations de Ford ont été adoptées, notamment en Europe. Les salaires ont progressé au même rythme que la productivité.
La seconde régulation des Trente Glorieuses est celle de Beveridge, avec l’adoption d’un système de sécurité sociale. Keynes nous a appris que lorsque ces deux régulations ne suffisent pas, l’Etat doit intervenir par le biais de sa politique monétaire et/ou de sa politique budgétaire.
Vous affirmez que la mondialisation n’est pas responsable du chômage ni non plus de la crise sociale.
Depuis 2002, depuis que la Chine est membre de l’OMC, nul ne peut nier l’importance des importations chinoises en Europe. Je propose que l’Europe négocie avec la Chine des montants compensatoires, pour obliger la Chine à respecter d’ici cinq ans les règles du jeu social et environnemental, qu’elle avait officiellement acceptées avant d’adhérer à l’OMC. Mais pour le moment, le chômage en Europe ne s’explique pas par la concurrence des pays à bas salaires : globalement, hors Europe, la balance commerciale de la France est équilibrée ! Plutôt que la mondialisation, ce sont les gains de productivité qui ont détruit des emplois.
On vit une vraie révolution. La France est le pays qui a le plus augmenté sa productivité. En trente ans, l’économie française produit 76 % de plus avec 10 % de travail en moins. Le total des heures travaillées est passé de 41 milliards d’heures à 36,9 milliards par an. Mais en même temps, grâce au baby-boom et grâce au travail des femmes, la population active passait de 22,3 à 27,2 millions de personnes. Le travail nécessaire à l’économie a baissé de 10 %, mais le nombre de personnes disponibles a augmenté de 23 %. Un écart de 33 % s’est creusé entre l’offre et la demande de travail.
Cet écart serait la principale explication du chômage ?
Oui. Si depuis 1974 la durée individuelle du travail avait baissé de 33 %, le chômage serait resté à son faible niveau de 1974. Or la durée réelle du travail a très peu baissé. Du coup, un partage du travail assez sauvage s’est mis en place : 19 millions travaillent plein pot (à 39 heures, en moyenne, avec les heures sup), 4 millions de personnes – les chômeurs – font 0 heure par semaine, et 4 millions sont à temps partiel.
Au moment où les 35 heures sont décriées, vous plaidez pour la semaine des quatre jours…
Les 35 heures étaient déjà dans le programme commun en 1980. Est-ce un horizon indépassable ? 400 entreprises, de tous secteurs, sont déjà passées à quatre jours, avec un financement qui permet de stabiliser la masse salariale sans toucher aux salaires en dessous de 1 500 euros.
Si tous les salariés passent, en moyenne, à quatre jours et si l’entreprise crée au moins 10 % d’emplois en CDI, elle bénéficie d’une exonération des cotisations chômage qui permet d’équilibrer la masse salariale. Selon une étude du ministère du Travail, un mouvement général vers les quatre jours permettrait de créer 1,6 million d’emplois en CDI. Si l’on divisait par deux le chômage, la négociation sur les salaires aurait une tout autre allure. Si l’UMP et le Medef sont tellement hostiles à une forte RTT, c’est parce que, bien négociée, elle serait, à moyen terme, le moyen le plus puissant de faire remonter les salaires. La gauche devrait être plus claire sur ce point.
Après le 21 avril 2002, vous êtes entré au Parti socialiste. Cinq ans plus tard, ce que vous racontez sur le fonctionnement de la Rue de Solferino est accablant.
Soyons clairs. Ce n’est pas ma famille politique que je critique, mais seulement les dix ou les quinze qui squattent Solferino. Leur paresse ou leur aveuglement deviennent scandaleux. Je pensais que le choc du 21 avril serait suffisant pour déclencher des débats de fond. François Hollande m’avait demandé de rejoindre la commission économie du PS, où j’espérais que nous allions vraiment travailler. Hélas, cette commission ne s’est pas réunie une seule fois pendant deux ans. Ne soyez pas étonnés si le PS n’a pas grand-chose à dire sur la fiscalité, les retraites ou encore le chômage.
Difficile d’imaginer que des Strauss-Kahn, Fabius, Hollande ou Royal n’ont aucune analyse critique de la situation…
Les statuts du PS prévoient que nous devrions avoir deux conventions par an pour approfondir une question. Depuis cinq ans, depuis le choc du 21 avril, nous aurions dû avoir dix conventions, dix grands moments de réflexion, sur le chômage, l’éducation, les questions Nord-Sud, l’environnement… Nous n’en avons eu aucune !
Pas une seule convention depuis cinq ans, est-ce un élément d’explication de la défaite du PS aux présidentielles ?
C’est la principale explication. Ségolène Royal aurait dû s’appuyer sur un projet du PS. Je suis délégué national chargé de l’Europe depuis deux ans. Mais je n’ai pas eu une seule heure de travail avec Hollande ou Moscovici sur les questions européennes. Et je raconte dans mon livre que quand les dirigeants socialistes allemands viennent à Solferino pour réfléchir à une relance de l’Europe nous n’avons rien à leur dire, car nous n’avons rien préparé…
Ce refus du débat manifesté par Solferino est d’autant plus scandaleux que jamais les élus locaux, les militants, les associations et les universitaires n’ont «fourni» autant de matière pour construire un projet crédible.
En s’ouvrant à tous ces acteurs, le PS aurait pu, assez facilement, dessiner les contours d’une nouvelle société. Hélas, pendant cinq ans, François Hollande a refusé tout débat de fond. Il faudra un jour qu’il s’en explique.
Rien de changé depuis l’élection de Sarkozy ?
J’ai sous les yeux le programme du «grand forum de la rénovation», que la direction du PS organise le 15 décembre. Le menu est alléchant : «Les socialistes et le marché. Quels modèles de croissance justes et durables aujourd’hui ? Une stratégie économique nationale et européenne offensive pour un socialisme moderne.» Hélas, le grand forum commence à 10 heures et il s’achève à… 13 heures ! Trois heures de débat pour actualiser l’ensemble du projet économique du PS. Je suis peut-être un peu lent intellectuellement, mais je ne suis pas totalement certain que trois heures soient suffisantes pour actualiser notre projet économique.
Aucune convention thématique en cinq ans. Des grands forums qui durent à peine trois heures… «C’est du sabotage. Du foutage de gueule», explosait l’autre jour un militant du sud de la France.
Cela devient tellement caricatural que je ne comprends pas ce que l’équipe de Solferino a dans la tête. Je constate seulement que de plus en plus de militants et d’élus qui jusque-là la soutenaient disent que ce refus du débat devient inacceptable. Insupportable.
Hier, j’ai entendu à la radio que deux médecins sont traduits en justice pour non-assistance à personnes en danger. Je pense que s’ils s’obstinent à ne rien faire, certains dirigeants du PS pourront être un jour poursuivis pour non-assistance à peuple en danger. Non-assistance à civilisation en danger.
C’est une appréciation grave…
J’assume mes propos. Je critique le fonctionnement d’une équipe sans juger telle ou telle personne.
Il y a deux semaines, lorsqu’elle défendait les sans-abri, Josiane Balasko poussait un coup de gueule en demandant : «Qu’est-ce qu’ils foutent les mecs du PS ?» Je me pose la même question. Comme tous les rocardiens, je connais les défauts de Mitterrand, mais il avait l’obsession de construire une Europe forte. Aujourd’hui, qu’est-ce qui motive réellement les principaux dirigeants du PS ? Education, chômage, dérèglement climatique, relations Nord-Sud… Qu’est-ce qui les empêche de dormir ? Pourquoi font-ils de la politique ? Je ne sais pas.
Que faites-vous pour faire bouger les lignes au sein de ce PS que vous décrivez amorphe ?
Avec douze parlementaires, des premiers fédéraux, des élus et des militants, nous lançons une pétition pour que le PS se mette enfin au boulot, et qu’il s’ouvre à tous ceux qui veulent construire le progrès social (1). Les statuts du PS sont clairs : si nous recueillons 5 000 signatures de militants PS ou 50 000 de citoyens non-PS, la direction sera obligée de nous écouter. La gauche se remettra au travail.
Les idées de gauche sont plus complexes que celles de droite. «En période de crise, il faut que chacun travaille plus. Et les Noirs, il faut qu’ils rentrent chez eux.» Un message de ce style passe bien en trente secondes à la télé. Ça parle au cerveau reptilien, à ceux qui veulent de la castagne. Les idées de gauche sont moins intuitives. Il faut plus de temps pour les expliquer.
Si la gauche attend 2011 pour se mettre au travail, alors nous sommes sûrs de nous prendre encore une veste. C’est en 2008 qu’il faut se mettre au boulot.
(1) La pétition est sur www.nouvellegauche.fr