Par Maurice Sachot, linguiste, professeur de sciences de l’éducation à l’université Marc-Bloch de Strasbourg (*).
Tribune publiée dans l'Humanité.fr du 26 janvier 2008.
L’historien Jean-Paul Scot a tout à fait raison d’écrire dans l’Humanité du 19 janvier qu’« en instrumentalisant les religions à des fins politiques, Sarkozy remet en cause non seulement la laïcité, mais aussi la Constitution et la République ». La question est de savoir pourquoi il fait cette remise en cause : instaurer en Europe un régime politique radicalement nouveau, le néolibéralisme. Très exactement, la « rupture » qu’il entend provoquer pour mettre en place ce qu’il appelle « une politique de civilisation » se veut aussi fondatrice que l’ordre nouveau déclenché par Constantin en 313, lorsque celui-ci a reconnu le christianisme comme religion.
Jusqu’en 313, le christianisme était, pour les autorités romaines, non pas une religion (religio), mais une superstition (superstitio), c’est-à-dire une survivance juive institutionnellement illégitime et intellectuellement méprisable. Pour elles, il n’y avait qu’une religion légitime, la leur, laquelle n’était rien d’autre que la forme symbolique et rituelle de leurs institutions, sans qu’il y ait à faire intervenir une quelconque foi en Dieu. C’était bien l’ordre politique qui faisait le lien entre les hommes et non la « religion », mot que les Latins ont inventé et qui, contrairement à une étymologie fallacieuse, ne vient pas de religare (relier), mais de religere (recueillir).
En reconnaissant au christianisme le statut de religion, Constantin introduisit de fait un nouveau régime, totalement inédit : le régime de christianité, lequel allait mettre fin à la civilisation qui s’épanouissait jusqu’alors et qui n’avait rien de décadente. Il en fit une antiquité, une civilisation dont les valeurs de référence étaient périmées. Dans ce régime, la fonction d’instance instituante, l’autorité (auctoritas) n’appartenait plus au politique, mais à la religion chrétienne, institution bien distincte du politique. La puissance publique, l’État, ne détenait plus qu’un pouvoir (potestas). Sa fin était de servir l’Église, détentrice de la fin véritable de l’homme : le salut éternel.
La Révolution française a mis fin à ce régime et donné naissance à la République. D’une part, elle écarta la religion et redonna au politique sa fonction de fondateur du lien social et d’instance instituante de la société. D’autre part, elle fit de la personne humaine l’origine et la fin de cette instance instituante (d’où les droits de l’homme). Par République, en effet, il ne faut pas entendre une institution. Elle n’est rien d’autre que les personnes humaines qui la composent, à savoir les citoyens, lesquels, réunis en assemblée, déterminent ou reconnaissent les institutions auxquelles ils se soumettent. Ce sont eux qui détiennent l’autorité, mais à une condition : qu’ils se soumettent eux-mêmes aux exigences de la raison, de manière à ne pas confondre leur intérêt privé et immédiat avec l’intérêt commun, et qu’ils ne se laissent pas mener par toute forme de démagogie ou de manipulation. D’où l’obligation de l’instruction scolaire, elle-même soumise aux mêmes exigences de rationalité, les disciplines. Les institutions, dont l’État, ne sont pas détentrices de l’autorité. Elles ne jouissent que d’un pouvoir, celui que les citoyens leur donnent.
En régime républicain, le président de la République ne détient donc pas l’autorité. Il n’est pas l’instance instituante. S’il peut faire état, en privé, de ses opinions personnelles et de ses croyances religieuses, il ne peut le faire en tant que représentant de la puissance publique sans détruire la fonction qui est la sienne. Ou alors il instaure une dictature, puisque celle-ci apparaît lorsqu’un individu, détenteur de la puissance publique, énonce son opinion personnelle comme étant la référence et faisant loi pour tous, comme si c’était lui le détenteur de l’autorité.
Le néolibéralisme dans sa forme européenne en est actuellement à un stade de développement qui est analogue à celui que connut le christianisme à la veille de sa reconnaissance par Constantin. Il est en passe de devenir effectivement l’instance instituante de la société européenne, celle qui détient l’autorité sur tout et qui ne reconnaît comme détentrices d’un pouvoir que les institutions qui servent ses finalités, à savoir celles d’une oligarchie, les investisseurs. Non seulement il veut avoir l’autorité, mais il veut détenir aussi la totalité de la puissance. Il veut se substituer à l’État.
Seulement, nous ne le voyons pas : nous ressemblons aux Romains qui, après 313, continuaient à s’assembler au Sénat et à célébrer Rome et les institutions d’après les rites de la religion traditionnelle. Or les promoteurs du néolibéralisme européen entendent bien instaurer un ordre politique nouveau, aussi inédit que celui qu’a provoqué Constantin. Mais, comme dans ce nouveau régime, la personne humaine n’existe plus en tant que telle, elle n’est plus qu’un capital humain, une ressource humaine, un sujet et/ou un objet de désir, une marchandise, il est clair qu’il lui est impossible de susciter le même enthousiasme que la « foi en l’homme » qui a porté les républicains. Comment mettre en avant un « idéal » qui détruit la personne et en fait une esclave au service des riches ?
Il ne peut avancer que masqué. La première règle pour vaincre un ennemi est de brouiller sa compréhension de la situation et de le mettre dans l’impossibilité de communiquer. Aussi bien, la mise en avant de la foi et des religions par Nicolas Sarkozy vise deux objectifs. Le premier est, bien qu’il s’en défende, de mettre à bas la République, puisque, si toute forme étatique doit être supprimée en régime néolibéral européen, la forme française est la pire de ses ennemis. On aura remarqué, en effet, que, lorsqu’il parle des religions, il les compare constamment au modèle républicain. La République, dès lors, n’a que des défauts. Il entend la faire passer pour une superstition. Il lui prête même les défauts du néolibéralisme : matérialisme, excès d’individualisme ; elle ne s’occupe que du matériel et n’a pas de morale ni d’espérance, ou, si elle en a, « la morale laïque risque toujours de se changer en fanatisme »… Toutes affirmations qui ne résistent pas au premier examen. L’attaque est encore plus forte quand elle est indirecte, comme lorsqu’il déclare que, « dans la transmission et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le pasteur ou le curé ». L’instituteur est le symbole même de la République et de l’instruction comme soumission non à l’autorité mais à des exigences épistémiques, seules libératrices de l’individu et conditions de l’avènement d’un homme libre et responsable. Alors que, dans le néolibéralisme, l’éducation est un marché et au service du marché.
Le deuxième objectif est d’en faire « un atout », comme il dit, du néolibéralisme. Puisque celui-ci ne peut être affiché tel qu’il est devant les hommes du peuple et que, de toute manière, une autorité ne peut s’exercer sans corps intermédiaires, c’est à la religion, c’est-à-dire à des religions dites révélées qu’il convient de confier le soin de tenir les foules, en les acculturant à une culture de soumission (nécessaire à la domination néolibérale), à une culture de générosité (aux pauvres de s’entraider), et en leur faisant accepter la dureté et les injustices de ce monde par l’espérance d’un meilleur sort dans l’au-delà. La politique hypermédiatisée du compassionnel - un président qui se précipite sur chaque malheur et annonce des mesures qui sont déjà prises ou qui ne le seront jamais - participe de cette même stratégie de tromperie démagogique. L’apitoiement est ce qui reste quand le politique entérine les injustices, voire les renforce.
Nicolas Sarkozy use donc de sa fonction de président de la République et, bientôt, de celle de la présidence de l’Europe, pour parler et agir au nom de ce nouveau régime. Il est pour le néolibéralisme européen ce que fut Constantin pour le christianisme.
Et comme cette vision est partagée par l’élite politique, il ne sera pas contesté par les représentants des institutions françaises, si ce n’est juste ce qu’il faut pour endormir la méfiance et faire taire la contestation populaire.
(*) Spécialiste des langues patristiques et des philosophies
de l’Antiquité, Maurice Sachot a notamment publié,
aux Éditions Odile Jacob, l’Invention du Christ (1998) et Quand le christianisme a changé le monde, tome I (2007).