Tribune de Yves Lemoine magistrat, historien, parue dans Libération.fr du 4 Mars 2008.
Entraîné, pour des raisons électoralistes, dans une spirale de récupération des voix les plus réactionnaires de son électorat, le président de la République connaît une tentation qui est celle de tuer ce qu’on nomme le «génie» de notre tradition juridique.
Quelles que soient ses intentions en la matière, il nous semble indispensable de rappeler, ce qui est le devoir de chaque citoyen, les fondamentaux sur lesquels repose le contrat passé entre le corps social français et le pouvoir politique en régime de démocratie représentative.
La philosophie pénale de Montesquieu, comme celle de Beccaria, philosophe italien qui publie en 1764 le Traité des délits et des peines, repose sur la confiance dans la capacité dissuasive de peines bien proportionnées et suffisamment portées à la connaissance du public. Que les peines soient une façon de contrôler la criminalité implique que la loi précède l’acte et suppose qu’il y ait loi et qu’il y ait acte. Cela suppose qu’en France on ne punit que des actes. Ce principe fondamental posé, Montesquieu ajoutait cette maxime fondamentale qui devrait prévenir toute tentative de l’exécutif de faire promouvoir une modification textuelle (par exemple de la Constitution par la voie du Congrès) : «Toute peine qui ne dérive pas de la nécessité est tyrannique. La loi n’est pas un pur acte de puissance» (De l’esprit des lois, livre XIX, chapitre 14). Il pousse le souci du détail jusqu’à préciser que les «formalités de la justice doivent être nombreuses et les procès tout sauf rapides».
Toute la philosophie pénale de Montesquieu se fonde sur la certitude qu’il faut d’abord qualifier l’acte répréhensible et lui appliquer une peine proportionnée à la menace sociale que représente la commission préalable de l’acte. Jamais Montesquieu ne remet en cause ce principe. La certitude du châtiment a, bien sûr, un effet beaucoup plus dissuasif que la sévérité de la peine elle-même. C’est donc sur la peine punissant un acte que peut travailler le pouvoir politique (c’est sa mission) et non sur la prévention d’une hypothétique commission de crime. Montesquieu estime que c’est seulement quand un mal réel est fait que la peine est nécessaire.
Avant même la réflexion des philosophes du XVIIIe siècle, dans le système politique traditionnel, depuis la fin du Moyen Age, la réflexion sur la légalité de la peine (c’est-à-dire la préexistence d’un texte à l’acte commis) est considérée comme une garantie fondamentale de la liberté individuelle. Pufendorf, le père moderne du droit naturel, précise dès 1671 que, là où il n’y a pas de loi, il n’y a ni peine ni délit. On retrouve cette opinion chez l’Anglais Locke, qui inspire Montesquieu. Au XVIIIe siècle, toutes les législations européennes, les codes de Prusse, de Bavière, et le code Theresiana pour l’Autriche, s’inspirent des mêmes présupposés. La «loi naturelle», fréquemment évoquée, nous vient de la philosophie grecque antique qui enseigne qu’il existe un droit préexistant à toute législation des cités et qu’il a valeur universelle. En tout état de cause, le législateur ne doit pas déterminer la peine ; les rapports entre la loi et le pouvoir judiciaire dépendent essentiellement de la nature du régime politique.
Le principe de la «légalité» suppose trois conditions : qu’un acte soit commis ; que les circonstances dans lesquelles il a été commis et le degré de culpabilité de l’auteur de l’acte soient examinés par le juge conformément à sa mission et à la tradition des peines arbitraires issue du «droit savant», le juge n’appliquant pas un régime de peine fixe ; et enfin l’imputabilité de l’acte criminel à son auteur.
Si l’on sort de ce triangle sacré, on entre dans l’indéfini de l’arbitraire : on juge le «fou», on punit des «intentions». Le Conseil constitutionnel a entrouvert une porte sur l’ombre en jugeant compatible la rétroactivité de la loi pénale dans le cas de non-respect d’une obligation post-pénale (par exemple le port du bracelet), mais s’en est tenu à la doctrine classique en ce qui concerne le second volet (l’enfermement post-pénal sans détermination dans le temps). C’est déjà aller très loin.
Si le président de la République s’engageait et engageait la majorité politique qui le soutient dans la voie de la destruction des principes qui fondent notre République, il violerait le «contrat» qui le lie au corps social tout entier ; il ne mériterait pas notre respect, mais notre opprobre.