Analyse d'Esther Duflo économiste et professeure au Massachusetts Institute of Technology et à l’Ecole d’économie de Paris, publiée dans Libération.fr du 14 Avril 2008.
La semaine dernière, les émeutes violentes à Haïti, provoquées par la colère des habitants face à l’augmentation du prix des denrées alimentaires de base, ont mis la question des prix agricoles sur le devant de la scène.
D’autres incidents ont eu lieu en Indonésie, en Guinée, en Mauritanie, au Mexique, au Maroc, au Sénégal, en Ouzbékistan et au Yémen. Plusieurs gros producteurs de riz (Vietnam, Inde, Egypte) ont imposé de fortes limites sur les exportations de riz. Après plusieurs décades de stabilité des prix des denrées alimentaires, ceux-ci ont recommencé à augmenter à partir de 2005, et leur croissance en 2007 a été phénoménale. De mars 2007 à mars 2008, l’augmentation du prix mondial moyen a été de 30 % pour le maïs, 74 % pour le riz, 87 % pour le soja, et 130 % pour le blé.
Plusieurs raisons expliquent l’augmentation tendancielle des prix, dont la demande pour les biocarburants (qui consomment une partie non négligeable du maïs produit dans le monde) et l’accroissement et l’enrichissement de la population mondiale (en particulier l’augmentation de la demande de viande en Chine : paradoxalement, produire une calorie sous forme de viande requiert une quantité de céréales plus fortes que produire une calorie sous forme de céréale). Plusieurs facteurs de conjoncture contribuent aussi à expliquer le pic récent : les récoltes de blé ont été mauvaises dans plusieurs gros pays producteurs ; le riz souffre d’un parasite mystérieux au Vietnam ; les stocks de grains, maintenus par les gouvernements (comme l’Inde) pour stabiliser les prix, ont fortement diminué (ils sont à leurs plus bas niveaux depuis 1984). Les prix sont donc non seulement plus hauts en général, mais plus volatils (on s’attend d’ailleurs a une baisse du prix du riz après les récoltes en Indonésie et en Inde) ; même la crise financière joue un rôle : les produits alimentaires font figure de valeur refuge, ce qui contribué à la flambée. Zoellick (président de la Banque mondiale), Diouf (président de la FAO) et bien d’autres, s’inquiètent pour les pauvres. Zoellick a même brandi une miche de pain aux meetings annuels du FMI et de la Banque mondiale pour donner force à son argumentaire. La part de la nourriture dans le budget d’une famille qui vit avec moins de 1 dollar par jour (le seuil de pauvreté mondial) est entre 50 % et 77 % selon les pays, d’après les enquêtes-budget réalisées par la Banque mondiale, ce qui les rend très sensibles aux prix alimentaires.
Pourtant, il y a moins de deux ou trois ans, c’était les subventions agricoles des pays riches, et même l’aide alimentaire qui étaient critiquées : en maintenant les prix artificiellement bas, elles empêchaient les paysans africains de vendre leurs produits à bon prix, les laissant dans la pauvreté. Ces deux arguments peuvent paraître a priori contradictoires. Malheureusement, ils ne le sont pas. Une augmentation du prix des produits alimentaires bénéficie aux producteurs nets (ceux qui produisent plus qu’ils ne consomment), au détriment des consommateurs nets. Cela est vrai tant au niveau national qu’au niveau individuel. Au niveau national, la hausse des prix des céréales va améliorer la balance commerciale des pays exportateurs, et empirer celles des pays importateurs, dont l’Afrique subsaharienne. Au niveau individuel, les pauvres les plus touchés sont en milieu urbain, mais même en milieu rural, un certain nombre des plus pauvres sont en fait consommateurs nets de céréales. Une étude réalisée dans les années 1980 sur la Thaïlande avait montré que les ménages ruraux bénéficiaient en moyenne d’une augmentation du prix du riz, mais avec de fortes variations d’un ménage à l’autre. Ceux qui en bénéficiaient le plus étaient les ménages ni trop pauvres ni trop riches. Ainsi, quand le prix des céréales augmente, dans le court terme, certains des pauvres y gagnent, d’autres y perdent. A moyen terme, l’accroissement de la volatilité des prix est dommageable pour tous. Les familles pauvres des pays en développement font déjà face à d’énormes risques et ne bénéficient souvent d’aucune assurance contre ces risques, en dehors de leur propre épargne ou de la solidarité informelle. Une mauvaise période peut conduire à sacrifier l’éducation des enfants ou à laisser un enfant mourir d’une attaque de diarrhée. Une difficulté passagère laisse une trace permanente.
Au-delà de l’aide d’urgence, il est essentiel de mettre en place une assurance efficace contre la variabilité du prix des produits alimentaires pour les plus pauvres. Les pays riches devraient s’y sentir d’autant plus obligés qu’ils portent largement la responsabilité de ces fluctuations.