Entretien avec Jean Ziegler, rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation. Ce sociologue suisse est l’auteur de L’empire de la honte (Livre de poche, 2008).
Les « émeutes de la faim » sont-elles un facteur d’instabilité planétaire ?
Oui, parce qu’elles ne sont pas conjoncturelles, mais structurelles. Elles ne sont pas directement liées à des phénomènes climatiques (sécheresse en Australie) ou de développement (nouvelles classes consommatrices en Inde ou en Chine). Quand le prix du riz flambe de 52% en deux mois, celui des céréales de 84% en quatre mois, et quand le prix du fret explose avec celui du pétrole, on précipite 2 milliards de personnes sous le seuil de pauvreté.
Quelles peuvent être les conséquences ?
On en voit les prémices aujourd’hui, avec les champs de riz gardés par l’armée en Thaïlande, la bataille pour le pain en Egypte, les morts par balles à Haïti. On va vers une très longue période d’émeutes, de conflits, des vagues de déstabilisation régionale incontrôlable, marquée au fer rouge du désespoir des populations les plus vulnérables. Avant la flambée des prix déjà, un enfant de moins de 10 ans mourait toutes les 5 secondes, 854 millions de personnes étaient gravement sous-alimentées ! C’est une hécatombe annoncée. Les ménages consacrent de 10 à 20% de leur budget dans l’alimentation en Occident, et de 60 à 90 % dans les pays les plus pauvres : c’est une question de survie.
Où sont les responsabilités ?
Principalement dans l’indifférence des maîtres du monde, pays riches ou grands émergents. Les opinions publiques s’offusquent-elles de la famine dans le nord de l’Inde, comme il y a deux ans, ou des populations du Darfour ? Quand on lance, aux Etats-Unis, grâce à 6 milliards de subventions, une politique de biocarburant qui draine 138 millions de tonnes de maïs hors du marché alimentaire, on jette les bases d’un crime contre l’humanité pour sa propre soif de carburant… On peut comprendre le souhait du gouvernement Bush de se libérer de l’emprise des énergies fossiles importées, mais c’est déstabilisant pour le reste du monde. Et quand l’Union européenne décide de faire passer la part des biocarburants à 10 % en 2020, elle reporte le fardeau sur les petites paysanneries africaines…
Les biocarburants ne sont pas seuls responsables …
Les pays les plus pauvres paient leur quittance au FMI. Malgré les allégements de dette, 122 pays avaient une ardoise de 2 100 milliards de dollars de dettes cumulées en 2007. Les plans d’ajustement structurels du FMI imposent toujours des plantations d’exportation qui doivent servir à produire des devises et permettre aux pays du Sud de payer les intérêts de la dette aux banques du Nord. Ajoutez à cela les subventions agricoles à l’exportation qui laminent les marchés agricoles locaux, et vous arrivez à une situation explosive….