Discours du Président devant le Congrès, flou sur le contrôle des nominations du Parlement, abandon des mesures concernant la limitation des cumuls des mandats: Marie-Anne Cohendet, professeur de droit constitutionnel à l'université Paris I, décrypte les faux semblants du projet de révision institutionnelle.«De très nombreuses dispositions de ce projet laissent planer la plus grande incertitude en renvoyant à une future loi organique ou aux règlements des assemblées, explique-t-elle. On demande donc aux membres du Congrès de voter les yeux fermés ». Voir ici la première partie de son analyse consacrée au pouvoir du Président en matière de défense nationale.
Marie-Anne Cohendet. « Le discours du Président devant les chambres du Parlement pose aussi un vrai problème. Les parlementaires ont réagi très vivement et ils ont eu raison. On peut faire le parallèle avec la présidence du Conseil des ministres. Au début de la Vème République, on a décidé que le Président de la République présiderait le Conseil de Ministres, comme sous les Républiques précédentes, de manière formelle. En réalité, du fait de sa forte personnalité et de sa légitimité, le Président a transformé ce simple pouvoir d’assister au Conseil en assurant une présidence de séance et fait croire à un pouvoir de direction du Conseil des ministres. On peut craindre la même chose ici. Juridiquement, le fait que le Président se prononce devant les chambres ne change rien, mais en pratique, on aura l’impression que les assemblées sont à la botte du Président, qui les convoque quand il veut, et que la fonction première des assemblées est d’exécuter la volonté présidentielle.
Cela ne pose pas du tout le même problème en Grande-Bretagne par exemple. Le discours du Trône est prononcé par la Reine, mais son contenu est établi par le Premier ministre. Ce dernier peut, à tout instant, être renversé par les parlementaires. A l’opposé, aux Etats-Unis, le Président prononce devant les Chambres, une fois par an, le discours sur l’état de l’union, dans lequel il exprime ses souhaits. Mais ce n’est pas aussi grave qu’en France parce que le Président américain n’a pas le pouvoir de dissolution, et ne peut diriger l’action des chambres à travers le gouvernement. Les deux chambres du Parlement face à lui sont de véritables pouvoirs, libres, sans discipline de vote, puissants et indépendants. Il ne dispose d’aucune arme pour mener le Parlement à la baguette, comme c’est le cas en France. Ce ne sont pas les petites mesures envisagées au profit de Parlement français qui vont rétablir l’équilibre.
Prévue au départ devant chaque chambre du Parlement autant de fois que le Président le souhaite, cette possible intervention est très inquiétante. Cela semble évoluer vers une convocation annuelle du Parlement en congrès. Ce serait moins grave, mais toujours inacceptable. Machiavel le disait en son temps et notre Président semble l’avoir bien entendu, « gouverner c’est faire croire ». Ce qu’il y a de pervers dans cette réforme, c’est qu’on essaie sans arrêt de faire croire : qu’il est normal que le Président dirige seul la défense, qu’il dirige l’activité des chambres, alors qu’il est totalement irresponsable politiquement, personne ne pouvant le renverser pendant 5 ans (la destitution étant presque impossible et ayant d’autres motifs). Ce n’est pas tolérable.
Sur la question des pouvoirs de nomination du Président, on a une nouvelle fois l’impression d’avoir de la poudre aux yeux. Bastien François a parlé de « fourberies », à juste titre. On a l’air de nous dire que toutes les nominations importantes seront contrôlées par le Parlement, alors que le projet ne crée qu’un simple avis d’une commission parlementaire. Il n’y a aucune garantie sur la composition de cette dernière, ni sur ses pouvoirs. Ce n’est pas sérieux. Les membres du Congrès ne peuvent pas se prononcer devant un tel flou. La commission des lois envisage un simple droit de veto à la majorité des 3/5èmes, ce qui est très insuffisant. Il faudrait à l’inverse que ces nominations soient acceptées à la majorité des 3/5èmes, puisque le Président est irresponsable. Il y aurait peut-être des tractations sur les nominations, mais au moins il y aurait beaucoup plus de pluralisme dans les instances concernées. Par exemple, du fait de la majorité sénatoriale perpétuellement à droite, le Conseil Constitutionnel a eu pendant seulement 9 ans, sur les 50 de la Vème République, une majorité de membres nommés par la gauche. Actuellement, 8 des 9 Conseillers, sans compter les anciens Présidents de la République, sont de droite ou nommés par la droite. Notons sur ce point qu’ il n’y a aucune raison pour que les anciens Présidents de la République soient membres de droit du Conseil Constitutionnel. Il faut mettre fin à cette exception française. De nombreux juristes ont démontré que c’était absolument anormal, ce que l’UMP semble aussi reconnaître.
En ce qui concerne, cette fois, la liste des nominations concernées, nous avions une vraie occasion de redéfinir précisément les nominations relevant du Président et du Premier Ministre. Selon la Constitution, les nominations faites par le Premier ministre sont la règle, et celles qui sont faites par le Président sont l’exception (et sont soumises à contreseing). C’est en effet le Gouvernement, et non pas le Président, qui dirige la politique nationale et qui « dispose de l’administration » (art. 20). Mitterrand porte ici une grave responsabilité car il a augmenté considérablement le nombre de nominations effectuées par le Président. Cela peut permettre au chef de l’Etat de contrôler les individus et donc d’asservir l’administration à sa volonté. Il serait nécessaire de revenir à la Constitution en augmentant le nombre de nominations faites par le Premier ministre et diminuer celles qui relèvent du Président.
L'abandon des mesures concernant la limitation des cumuls des mandats est aussi extrêmement dommageable. Guy Carcassonne et Olivier Duhamel, membres du comité Balladur, y étaient d'ailleurs très attachés. On a eu le sentiment d'une sorte d’échange implicite. Pour que les membres du comité acceptent l’augmentation des pouvoirs du Président, on avait prévu une sérieuse limitation du cumul des mandats. Mais au dernier moment, le cumul des mandats a disparu du texte de réforme. Cette nécessité de lutter contre le cumul est pourtant primordiale. Comme l’explique Guy Carcassonne, quels que soient les pouvoirs que l’on donne au Parlement, ils resteront inutiles si les parlementaires sont dans leur commune. Quelles que soient les prérogatives qu’on leur donne, ils ne les utiliseront pas. Regardons une fois encore à l’étranger, où le cumul des mandats est généralement interdit ou strictement limité, la vie politique est beaucoup plus saine et démocratique.
L’extension des pouvoirs du Parlement, en particulier l’ordre du jour partagé, est un réel progrès. Autre avancée : la discussion des projets et propositions de lois portera au départ non plus sur le texte présenté par le gouvernement, mais sur celui adopté par la Commission. Le retour des résolutions parlementaires est aussi une bonne chose. Cependant ces pouvoirs seront exercés par la majorité parlementaire qui restera soumise au Président. En effet, ce dernier conserve son arme essentielle : le droit de dissolution. De même, les modifications qui limitent l’utilisation de l’article 49-3, peuvent être considérées comme un progrès. Cet avis n’est pas partagé par tous, Jean Gicquel y voit un danger en cas de faible majorité. La question se pose réellement si une dose de proportionnelle est introduite dans cette réforme. Le 49-3 serait peut-être nécessaire. Tout dépend en effet de la majorité dont on dispose : si elle est très solide, l’utilité du 49-3 est moindre, tandis qu’avec une majorité relative, comme en 1988, il est très pratique d’avoir le 49-3 pour faire passer ses lois. Cependant, cet article absent dans de nombreux pays, est trop souvent utilisé de manière abusive. La démocratie, c’est surtout réunir une vraie majorité et aller la chercher, en faisant des concessions s’il le faut.
On peut regretter aussi l’absence de nombreuses propositions. Ainsi, rien n’est prévu concernant les ordonnances. La France produit aujourd’hui plus d’ordonnances, dépendant de l’exécutif, que de lois. C’est intolérable du point de vue des droits du Parlement d’autant plus que des pans entiers de matières relevant de la loi sont concernés.
Par ailleurs, de très nombreuses dispositions de ce projet laissent planer la plus grande incertitude en renvoyant à une future loi organique ou aux règlements des assemblées. On demande donc aux membres du Congrès de voter les yeux fermés. Concrètement, cela signifie que la majorité UMP tranchera ces questions dans quelques mois. Même dans l’hypothèse où, dans un premier temps, on adopterait par exemple une loi organique relativement acceptable, 6 mois après la majorité peut défaire ce qu’elle a fait.
Ainsi, il est prévu d’adopter un statut de l’opposition. Une disposition aussi vague est manifestement insuffisante. Il faudrait formuler précisément les grandes dispositions de ce statut et non rester dans ce flou total. Pour identifier l’opposition, il existerait un critère très simple : en faisant élire le Premier Ministre par les parlementaires, on détermine ceux qui ont voté contre, comme appartenant à l’opposition. C’est clair et démocratique. Cela renforcerait utilement la légitimité du Premier Ministre, trop souvent présenté comme dépendant du Président, alors que ce n’est pas le cas selon la Constitution.
C’est la même chose pour le mode d’élection des sénateurs. Leur mode d’élection est aujourd’hui tellement injuste au profit des habitants de la France profonde qu’il porte atteinte au principe fondateur de la démocratie : un homme, une voix. Il existe actuellement l’unanimité pour reconnaître qu’il est inadmissible, en un demi-siècle, de n’avoir jamais eu d’alternance au Sénat. Cela n’est pas anodin, le Président du Sénat participe à la nomination d’un grand nombre d’autorités et pas des moindres. (Conseil Constitutionnel, CSA, …). De plus, il a la possibilité de bloquer toute réforme constitutionnelle. Il faut donc changer le mode d’élection des sénateurs. Dans ce projet de réforme, il n’y a rien de concret : il est simplement dit que les sénateurs seront élus « en tenant compte de la population ». Cette disposition a l’avantage de s’opposer à une jurisprudence contestable du Conseil constitutionnel. Cependant cette vague promesse est évidemment manifestement insuffisante.
On entend régulièrement un seul argument pour justifier ce flou et ce renvoi à des textes ultérieurs : ces dispositions-là ne seraient pas de « nature constitutionnelle ». C’est radicalement faux, il n’existe pas un seul argument juridique allant dans ce sens. Cette « nature constitutionnelle » est une pure invention. On peut tout mettre dans une Constitution, à condition que le souverain, c’est-à-dire le peuple, le souhaite. On peut insérer dans le texte constitutionnel tout ce que l’on estime fondamental, constitutif de notre société. Le statut de l’opposition, le mode d’élection des sénateurs et même la garantie du pluralisme des médias peuvent donc en faire partie. De nombreux pays étrangers ont d’ailleurs de telles dispositions dans leur Constitution. Cet argument est complètement infondé et les parlementaires vont devoir se prononcer sans garanties sur ces éléments. On a ici, à nouveau, le sentiment d’une supercherie.
La réforme du Sénat est d’autant plus importante qu’elle conditionne le caractère pluraliste de divers organes et donc le caractère démocratique d’autres réformes. Par exemple, le contrôle de constitutionnalité des lois après leur adoption est un progrès, à condition que son objectif majeur ne soit pas concentrer ce pouvoir dans les mains de quelques hommes dont on est pratiquement certain qu’ils appartiennent toujours à la même tendance politique. Actuellement, ce sont tous les juges ordinaires qui écartent les lois contestables en se fondant non pas sur la Constitution mais sur les conventions internationales. Notons d’ailleurs qu’il serait injustifiable et impraticable d’exclure de ce contrôle les lois antérieures à 1958, comme c’est prévu dans le projet.
D’autres points de la réforme sont contestables. En ce qui concerne le Conseil supérieur de la magistrature, c’est une bonne chose que le Président ne le préside plus, mais d’autres questions posent problème, notamment le fait que les membres nommés par des personnalités politiques emportent la majorité sur les autres. Ces personnes seront désignées comme les membres du Conseil constitutionnel, ce qui permettra là encore à la droite de se garantir une majorité les 4/5èmes du temps si le Sénat n’est pas réformé convenablement (puisqu’1/3 des membres est nommé par le Président du Sénat, 1/3 par le Président de la République et 1/3 par le Président de l’Assemblée nationale). Cela est particulièrement inquiétant pour l’indépendance de la justice.
De même, l’instauration d’un « défenseur des droits des citoyens » paraît très sympathique, mais on se demande pourquoi il est nommé par le Président et non par les parlementaires, et on peut craindre que cet homme du Président ne concentre des compétence aujourd’hui attribuées à des organes plus indépendants, ce qui serait, là aussi, dangereux. Serait-ce un autre cadeau empoisonné ?
Par ailleurs, les limitations à l’article 16 sont très insuffisantes et peuvent également être mal interprétées, comme empêchant tout contrôle avant 60 jours. Il faut, là aussi, prévoir une possibilité de contrôle dès le départ à tout instant, ou supprimer l’article 16.
Au total, on est bien loin de l’instauration d’une République exemplaire. Seule une modification très substantielle du projet du gouvernement permettrait de rééquilibrer un peu nos institutions. »
Réalisé par KARL LASKE et CAMILLE STROMBONI