Dans la nouvelle Déclaration de principes, il est frappant de remarquer non pas tant ce qu’on y lit, mais ce que l’on n’y lit plus. En commentant sa présentation, Alain Bergounioux expliquait que chacun des cinq textes adoptés par le PS au cours de son histoire visait toujours à régler des questions d’ordre conjoncturel. Quel problème particulier le PS entend-il résoudre ?
Laurent Baumel. Il s’agissait d’intégrer dans le champ de la pensée les mutations liées à l’effondrement du socialisme réel, que l’on n’avait pas totalement pris en compte dans la déclaration de 1990. Mais il y avait aussi les idées du réformisme assumé et d’écologie, de progrès en relation avec l’évolution de la science qui n’étaient pas du tout présentes jusqu’alors. Dans le produit final, même si l’on n’a pas complètement résolu ces questions, existe également une prise en compte de ce qui concerne l’individualisation dans le social ou dans la sphère du travail.
En écho au débat sur le libéralisme entre Ségolène Royal et Bertrand Delanoë, le mot « libéralisme » n’est pas dans le texte, mais celui-ci évacue des notions comme « révolution » ou des références à la lutte de classes. Cette concomitance a-t-elle un sens ?
Rémi Lefebvre. Il faut d’abord revenir sur le statut du texte. Ce n’est ni un programme ni un projet. On a parlé de « carte d’identité » de l’organisation et de proclamation de valeurs. C’est, selon moi, avant tout un texte d’archives pour les historiens, qui verront une évolution légitime du langage et de la sémantique socialistes. Le texte peut faire l’objet d’interprétations très larges. Mais il traduit aussi une évolution idéologique. Cela paraît évident. Sa rhétorique abandonne le terme de classes sociales et intègre de nouvelles thématiques comme l’écologie avec un retard certain. Il y a clairement une inflexion. Mais c’est un texte qui a été pesé, dans lequel des membres très divers de la commission de travail se sont retrouvés. Des formules comme « un Parti socialiste qui porte un projet de transformation sociale radicale » témoignent d’un certain flou. Cela veut tout et rien dire. Chaque sensibilité pouvant y trouver son compte. On ne sort pas de la grammaire de la synthèse. Ce qui prouve bien que la lutte politique est une lutte sémantique. Le texte fixe dans le marbre des évolutions de langage importantes. Il porte la marque d’un contexte particulier. Mais il est étonnant que le texte ne traduise pas un contexte de crise du libéralisme, lequel montre des signes d’essoufflement, de contradiction, voire d’explosion. De ce point de vue, on peut se demander s’il n’est pas à contre-courant de l’histoire.
Baumel. On ne trouvera pas le témoignage de l’acceptation du libéralisme. Le texte procède d’une réflexion entre réformisme et libéralisme. Il donne effectivement congé à la rhétorique de la révolution, mais ne consacre pas pour autant une identité libérale au Parti socialiste. Le débat sur le libéralisme peut intervenir dans ce cadre d’acceptation du réformisme, avec éventuellement des variantes sociales-libérales, sociales-démocrates ou sociales-radicales. Ce qui relève de la carte d’identité constitue un réformisme assumé. Bien que je sois plutôt un représentant de l’aile dite sociale-libérale, j’ai fait introduire cette idée de transformation sociale radicale parce que l’abandon de la rhétorique de rupture avec le capitalisme a un risque : celui d’abandonner toute perspective utopique. Je plaide donc pour un réformisme radical, en dissociant la radicalité de la rupture avec l’économie de marché capitaliste. La radicalité change d’objet en s’attaquant maintenant à la reproduction sociale, à la question de l’égalité réelle des chances. Autrement dit, la thématique de l’approfondissement de la démocratie. Il est vrai que, derrière ce mot qui peut faire synthèse, il est possible de mettre une autre connotation.
Lefebvre. J’observe que la notion de réformisme radical a un goût d’oxymore, comme l’expression de François Hollande « réformisme de gauche », ou encore des distinctions sibyllines sur le mode « oui à l’économie de marché, non à la société de marché ». Il y a une cohérence intellectuelle dans le sens où le réformisme est une méthode et le terme radical renvoie à une vision. Mais on reste dans une sorte d’ambiguïté, un double discours, qui prête à des interprétations plurielles. Je ne partage pas l’idée d’un réformisme qui aurait été non assumé. L’aggiornamento socialiste a été entériné il y a bien longtemps. Tout comme je ne partage pas l’idée d’un surmoi marxiste. On peut conserver une lecture de la société par les classes sociales sans pour autant être identifié au marxisme. Or il y a abandon du terme de « classes ».
Baumel. Je vais peut-être vous surprendre mais je ne suis pas d’accord avec cet abandon. Je précise que je n’assume pas la totalité du contenu de la Déclaration de principes. En particulier la lecture sociale qu’elle sous-tend, trop rapide à mon sens. Cela témoigne d’une insuffisance de travail sur ces questions au Parti socialiste, qui rend difficile la possibilité de se mettre d’accord entre nous.
Qu’un parti comme le PS ne soit pas en capacité de trancher dans ce domaine n’est pas sans poser problème…
Baumel. En réalité, il y a plusieurs intuitions sur ce sujet. Certains socialistes pensent que l’on a basculé dans la société de l’individu et qu’il n’y a plus de collectif représentatif. D’autres sont encore dans la problématique du salariat, du monde du travail et pensent que l’on a perdu parce qu’on a perdu le peuple de gauche. D’autres enfin, comme moi, estiment être confrontés à un processus de fragmentation du travail à l’intérieur des classes traditionnelles. On a donc choisi d’évoquer ces questions à travers des formules qui sont très réductrices, comme « l’intérêt général », « le peuple tout entier ». C’est une façon de dire que l’on ne sait pas, et qu’il n’y a pas de lecture de la société française dans cette déclaration.
Cette insuffisance que vous avouez, mise en relation avec l’abandon de la dénonciation du capitalisme, n’est-elle pas précisément lourde de sens ?
Lefebvre. Les ambiguïtés idéologiques du PS participent des ambiguïtés de sa lecture sociale et de son rapport à la société. La réactivation de la notion républicaine d’intérêt général est un peu vide de sens alors qu’on attendrait autre chose du PS. Comme s’il fallait à la fois moderniser le PS et le rattacher à la tradition.
Baumel. Je peux comprendre que rien ne trouve grâce à vos yeux dans ce que fait le PS. Je ne crois pas qu’il y ait corrélation étroite entre le problème idéologique et la lecture sociale. Certes, le problème idéologique existe. Je suis membre du PS et je peux vous affirmer que nous avons fait souvent de faux congrès entre des gens qui au pouvoir ont eu des pratiques identiques et qui se sont amusés à faire semblant d’opposer socialisme d’autogestion et socialisme de transformation sociale. Il existe néanmoins une forme de culpabilité, pour assumer le basculement vers le réformisme, avec l’idée d’un compromis accepté avec l’économie de marché capitaliste. En pratique, il est évidemment accepté. Plus personne ne craint ou n’espère que le PS revienne au pouvoir pour rompre avec le capitalisme. Mais dans la sphère idéologique, ce débat n’est pas clairement réglé. On peut parfaitement faire un congrès avec un texte qui fera 15 % dénonçant ceux qui acceptent ce compromis. Il fallait donc mettre en cohérence le discours et la pratique. Le problème sociologique existe lui aussi. Celui relatif au contenu du réformisme, d’un réformisme actualisé. Nous ne savons pas quelle est la base sociologique dont nous parlons lorsque nous allons aux élections. Comme nous n’avons pas cette fondation, comme nous n’avons pas procédé à une analyse de ce qu’est la société française, nous ne sommes pas porteurs d’un compromis social avec un centre de gravité bien défini. Ce qui explique parfois que l’on gagne sur les couches moyennes sans avoir les couches populaires. Nous n’avons pas, depuis dix ans, un programme politique qui fédère les différentes composantes de la société.
On a l’impression, effectivement, d’un manque de clarté avec des compromis à géométrie variable…
Baumel. Je viens de gagner une élection municipale dans une ville qui a voté Sarkozy à 55 %. Je n’aurais pas gagné en parlant du logement social. J’ai développé les thèmes du service public, du nombre de crèches, de développement durable, de démocratie locale…
Lefebvre. C’est l’habitus électoraliste du PS.
Baumel. Sauf que depuis, je les ai faites, ces crèches…
Lefebvre. Ce que vous dites est très éloquent. Comme le PS est un parti d’élus et que les élus sont tenus de gagner, les élus ne sont absolument pas une ressource politique.
Baumel. Cela peut apparaître comme des ambivalences. Mais c’est pour cela que l’on essaie de trouver une cohérence avec une politique qui ait une vocation majoritaire.
Rémi Lefebvre. Le problème est que les contours du compromis social qui serait à la base d’une stratégie et du soubassement du projet idéologique restent très flous. En 1999, Lionel Jospin parlait d’un nouveau compromis entre classes moyennes et classes populaires. Depuis, cette question reste en déshérence. Que les classe sociales soient en crise, en particulier la classe subjective, c’est évident. La conscience de classe a reculé. Or le PS a tendance à « fataliser » cette question. Dire que le désir de faire classe décline revient à oublier que ce qui fait classe concerne aussi l’offre politique. Les politiques ont à créer de l’identification. Le PS n’en crée plus et renvoie à la société individualiste une vision de la société atomisée.
Baumel. J’aurais souhaité que mon parti reconnaisse la persistance de classes sociales travaillées par des compromis secondaires qui deviennent essentiels pour la fabrication d’un programme politique. À Givet, dans les Ardennes, il y a eu le conflit des Cellatex. Des leaders ont émergé. Ce sont pourtant les ouvriers eux-mêmes qui ont refusé qu’ils soient sur les listes aux municipales, en prétendant que l’intérêt de ces leaders était devenu personnel, parce qu’ils avaient acquis une visibilité médiatique. J’en tire l’enseignement suivant : l’individualisme dans sa dimension subjective et culturelle travaille plus en profondeur les couches populaires qu’on ne veut bien le dire. Recréer des solidarités ne passe pas par le slogan d’un SMIC à 1 500 euros.
Lefebvre. Cela passe surtout par une reconflictualisation de la société. Aujourd’hui, la droite prospère sur les divisions et les fractures du prolétariat. Le substrat sociologique de la droite est l’individualisme. Le « travailler plus pour gagner plus » est l’individualisation du débat économique. La gauche doit réidentifier des adversaires de classes. Ce n’est pas un discours archaïque quand les inégalités, que la déclaration ne prend pas en compte, explosent. La reconnaissance des inégalités, donnée sociologique majeure, ne fonde pas le diagnostic du texte.
Baumel. On est d’accord sur le diagnostic mais pas sur la réponse, qui ne peut pas être une nouvelle inflexion rhétorique. Ce n’est pas parce que l’on va rappeler qu’il y a des inégalités capital-travail que l’on regagnera. On peut toujours parler de logement social à des gens qui ne rêvent que de posséder un pavillon.
Lefebvre. Les ouvriers de la fin du XIXe siècle avaient les mêmes aspirations. Marx l’explique très bien. La conscience de classes s’est construite sur les décombres de l’individualisme, qu’il s’agit encore aujourd’hui de déstructurer.
Baumel. Le messianisme du socialisme et du « chacun selon ses besoins » a disparu. L’erreur est de penser que la réponse à nos difficultés à être majoritaire résiderait dans un discours d’accentuation à gauche.
Lefebvre. Le problème est que le PS n’est plus un parti populaire et il faut mesurer les effets de la représentativité sociale de ce parti sur la production du texte de déclaration.
Baumel. Notre problème est plus compliqué que celui de la droite. On n’est pas là pour exacerber des antagonismes mais pour fédérer. On doit avoir un programme qui mobilise à la fois les exclus, les gens issus de l’immigration, les populations des banlieues et les couches populaires des petites communes périurbaines.
Lefebvre. Un mot sur l’internationalisme. Il y a une absence complète de réflexion sur la crise de la social-démocratie européenne, qui perd partout en Europe depuis deux ans, sur une ligne structurelle centre-gauche.
Baumel. La réponse à la question sur cette crise est le texte lui-même, qui définit une variante française de la social-démocratie très éloignée de celle des autres pays. Il faut se rendre compte du décalage, y compris dans la sémantique.
Selon vous, l’exception sociale-démocrate française perdure-t-elle ?
Baumel. Mais bien sûr. Nous parlons de service public, de socialisme comme doctrine de l’égalité. Le centre de gravité de la social-démocratie européenne est totalement ailleurs. Sans parler des dimensions plus sociétales comme la République, la laïcité ou le refus du communautarisme. Sur l’Europe, le texte ne revient pas sur les débats récents mais nous réaffirmons que le Parti socialiste agit dans l’Union européenne, qu’il l’a voulue et en partie conçue. Le choix de l’unification politique européenne est un choix stratégique pour le PS. Après, le débat porte sur l’appréciation de la dynamique européenne.
Compte-rendu de Dominique Bègles et Ixchel Delaporte