Propos recueillis par Philippe Cohen dans Marianne2.fr
Qu'est ce qui pousse les socialistes, en France comme en Italie ou en Allemagne à poursuivre une dérive droitière au moment où la population dans son ensemble aspire à un virage à gauche ?
Emmanuel Todd : Il faut dépasser le cas Delanoë, qui apparaît décidément comme un homme banal. Quand il s'affiche en tant que socialiste libéral, il se pense comme original il croit qu'il a plein d'audace, comme le titre son livre. Quand Pascal Lamy défend le libre-échange et le capitalisme en général, il croit sans doute être rigoureux et moderne. Mais au-delà de ces perceptions, il existe une véritable dérive à droite des dirigeants socialistes, dérive d'autant plus étonnante qu'elle se produit au moment même où la société leur demande d'effectuer un virage à gauche.
Ce phénomène est mondial : nous venons d'assister au au naufrage de la gauche italienne, avec un leader, Velproni, qui a trouvé judicieux de jeter le doute, en pleine campagne électorale, sur son appartenance à la gauche. En Allemagne, le SPD a préféré pactiser avec la droite, ce qui a fini par entraîner la création et la percée rapide du Linkpartei. Le phénomène dépasse aussi la classe politique : il est significatif que Delanoë et Lamy qui portent cette dérive droitière ont été accouchés par le directeur de Libération Laurent Joffrin. Quand le Maire de Paris publie un livre, c'est Laurent Joffrin qui l'interviewe et fait la promotion de l'opus. Lorsque Pascal Lamy associe de façon scandaleuse protectionnisme et xénophobie, c'est le même Laurent Joffrin qui choisit, ou en tout cas valide, un titre qui reprend cette association d'idées absurde. Je n'en veux pas plus à Laurent Joffrin qu'à Bertrand Delanoë ou Pascal Lamy, qui sont sincères et consciencieux. Il ne sont que les symptômes d'un phénomène social, politique, pathologique, même. Car il y a quelque chose de frénétique à se droitiser quand toute une société subit une baisse de niveau de vie et une insécurité sociale qui devrait le conduire à gauche.
La gauche est donc en train de suicider ?
Quand on prend un peu de distance, ce spectacle fait surgir une abondance d'images inattendues, comme celle de rats se bousculant pour s'engouffrer sur le navire coulant du capitalisme. Mais la meilleure métaphore est celle du roman de Pierre Boule dont un excellent film a été tiré, le Pont de la rivière Kwaï, dans lequel le rôle de l'officier anglais est joué par David Niven. Un homme si honnête et scrupuleux qu'il s'acharne avec une sorte de rigueur morbide à servir du mieux qu'il le peut les Japonais dont il est prisonnier. Des socialistes, devenus esclaves du capitalisme le plus dur, nous construisent un Pont de la rivière Kwaï. Un pont qu'il faudra bien faire exploser un jour . Car si la gauche continue d'opposer sa dérive droitière à la demande d'une vraie politique de gauche, ses électeurs se tourneront vers la droite extrême, en attendant l'extrême droite. Les élections de Sarkozy et de Berlusconi ne sont peut-être que le premier moment de ce phénomène. Reste que les réactions des responsables socialistes, leur insensibilité à la société a quelque chose de mystérieux et d'effrayant. C'est même un problème anthropologique, presque religieux : je ne suis pas croyant mais on ne peut que se reposer à cette occasion la question du péché originel.
Est à dire que la réaction de Ségolène Royal est la bonne ?
Il y a deux acceptions du terme libéral, libéralisme économique et libéralisme politique. Mais dans la mesure ou la revendication managériale était au cœur du livre De l'audace de Bertrand Delanoë, le concept de libéralisme est bien associé, d'une manière subliminale chère aux publicitaires, à l'idée d'économie libérale. Bien sûr que Ségolène Royal a raison de critiquer Delanoë. Mais cela ne lui donne ni un programme ni une stratégie. Les socialistes ne s'en tireront pas en dénonçant les erreurs que les uns et les autres commettent. La dénonciation du vide ne produit pas du plein.