Reportage de Mustapha Kessous, paru dans Le Monde.fr du 7 Juillet 2008.
Dans son classeur d'écolier Titeuf, elle conserve avec soin des dizaines d'articles de presse. Tous racontent la même histoire : le licenciement des ouvrières d'Aubade, dans la Vienne. A travers les reportages, c'est son "ancienne vie" que Robin Donatienne, 40 ans, dont vingt au service de cette marque de lingerie haut de gamme, a rangé dans un meuble près de la cuisine.
L'avenir ? Les maisons de retraite, les personnes âgées, les ménages. Devenir ADMR, aide à domicile en milieu rural. Le pays du Montmorillonnais est vieillissant : 28,7 % de la population (35 000 habitants) ont plus de 60 ans. "Il y a de la demande", estime le député socialiste Jean-Michel Clément. Mais pour les "filles" qui ont manié toute leur vie de la dentelle de luxe, "torcher les vieux", "laver les chiottes", c'est une humiliation. Elles le disent : elles ont "socialement régressé". "C'est vrai, ces métiers sont peu valorisants", reconnaît le député. "Mais il n'y a pas de sous-métier", tempère Christine Collin, 44 ans, dont vingt-cinq à Aubade, aujourd'hui ADMR.
Les élus ne peuvent que constater les ravages "psychologiques" de cette délocalisation. Au-delà de l'impact économique sur le "pays" - les commerçants de La Trimouille (1 000 habitants) ont perdu 20 % de leur chiffre d'affaires -, "le lien social entre les ouvrières a disparu, regrette Yves Bouloux, président de la communauté de communes du Montmorillonnais. Une délocalisation, c'est déstructurant." "Il y avait du covoiturage", se souvient Jean-Marie Rousse, maire socialiste de Saint-Savin (1 000 habitants). Mais voilà, certaines qui ne savent pas conduire ont refusé de se faire payer le permis par Aubade, préférant "s'enterrer" chez elles, s'isoler du village et des copines. Les "ex" d'Aubade ne se voient presque plus, ne se donnent plus de nouvelles. Le deuil s'éternise. La galette des rois, le 1er janvier, a réuni une petite vingtaine d'anciennes collègues. "Celles qui sont restées à l'usine ne me disent pas bonjour dans la rue, assure Gaëlle Léger, 32 ans, licenciée après six années à Aubade. Ça fait mal après tout ce temps passé ensemble."
Chez les rescapées du plan social aussi, il y a de la rancoeur. A l'usine de Saint-Savin, les copines sont parties, les rires aussi. "Quand je croise une ancienne collègue au village, raconte Brigitte Pereis, 48 ans dont trente-deux "sacrifiés" pour la marque, j'évite de demander : "Qu'est-ce que tu deviens ?"" "On se sent presque coupable d'être restée", déplore Michèle Rat, 48 ans dont trente et un de maison. Et pourtant, "on était une grande famille", rappelle Monique Guéraud, 56 ans, la doyenne de l'usine, avec ses trente-sept années au service de la marque.
Le responsable, pour elles ? Le propriétaire d'Aubade, le Suisse Félix Sulzberger, PDG de Calida, accusé par ses ex-ouvrières d'avoir "volé" le "savoir-faire" des Françaises pour le donner aux Tunisiennes. "Les pauvres. On leur en a voulu, reconnaît Brigitte Pereis. Mais en fait, c'est pas de leur faute : elles sont exploitées."
Les Françaises ne connaissent pas grand-chose de la vie de celles qui les ont remplacées. Elles n'ont jamais cherché à savoir. De l'autre côté de la Méditerranée, en Tunisie, à Ksar Hellal (45 000 habitants), à une vingtaine de kilomètres de la ville balnéaire de Monastir, l'usine Azur, filiale d'Aubade, n'a rien de glamour. Un bâtiment blanc quelconque, le long d'une route cabossée, qui abrite du soleil cuisant près de 230 employés.
12 h 30. L'heure de déjeuner. Une demi-heure pas plus. Ce sera l'unique pause de la journée. A la sortie de l'usine, une étudiante s'avance vers les ouvrières. Elle a préparé des sandwichs pour quelques centimes de dinar. Une cinquantaine de jeunes filles, en blouse rose vif, se reposent sous les oliviers encerclés de... poubelles. Le terrain qui entoure l'usine est un vrai dépotoir, les ordures en tout genre s'accumulent. Un paradis pour les poules et les moutons. Au milieu de ce décorum, certaines avalent une petite salade méchouia dans une gamelle. Pas de couverts : elles mangent avec les doigts. A la fin du repas, une vieille dame leur sert du thé à la menthe.
La direction de la filiale d'Aubade a donné instruction aux ouvrières de ne pas nous parler. "Elles ne sont intellectuellement pas capables", explique avec le sourire une responsable à l'entrée du site. Certaines acceptent tout de même de raconter leur vie, "mais ne citez pas notre nom, on ne veut pas être virées", supplie l'une d'elles. "Les Français viennent exploiter notre misère, on le sait, mais ils nous donnent quand même un travail", assure une autre.
A l'usine, c'est neuf heures par jour, quarante-huit heures par semaine, un samedi sur deux, vingt et un jours de vacances par an. L'ouvrière est payée un peu moins de 9 euros par jour (environ 200 euros par mois), ce que gagnait une Française en une heure (1 000 euros par mois). A l'intérieur de l'usine réfrigérée, "c'est beaucoup de pression", souligne une jeune fille. Elles n'ont pas le droit de parler entre elles, les cinq prières quotidiennes sont proscrites, les téléphones portables interdits. "Un jour, raconte un ouvrier, une fille est allée voir la responsable, les larmes aux yeux, pour lui demander de partir ; un de ses parents n'allait pas bien. La chef lui a répondu : "Tu as donc utilisé ton portable." Elle a démissionné."
Le médecin du travail passe tous les lundis. Le reste du temps, "il y a beaucoup de pleurs, détaille un employé. Quand un mécanicien doit réparer une machine, l'ouvrière lui demande : "Retarde un peu."" Il n'y a pas de point d'eau potable dans l'usine à cause d'une canalisation défaillante. Une feuille scotchée à l'entrée du site indique, en arabe, qu'ici on embauche. Il y a un turn-over important. Les ouvrières signent un nouveau contrat tous les six mois, au bout de quatre ans elles seront titularisées. Certaines ont été licenciées quelques jours avant leur titularisation. "Difficile d'avoir une perspective d'avenir dans l'entreprise", constate, résigné, un technicien.
Dans la cité Erramala, qui jouxte l'usine, le quartier est en chantier : la diaspora se fait construire de belles villas. La journée, les rues sont tristement vides, les chats sont les rois. Dans ce coin de Ksar Hellal, les jeunes filles d'Aubade sont méprisées par les locaux : elles ne sont pas du "pays". Elles viennent de campagnes lointaines, d'autres régions plus désertiques, plus pauvres aussi : de Kef, de Gafsa, de Béja. D'où leur surnom, les "KGB".
"Les KGB sont des délinquantes", lance la patronne d'un salon de coiffure qui doit prochainement ouvrir. Délinquantes ? "Oui, vous comprenez ?", insinue-t-elle. Les jeunes ouvrières sont accusées de flirter avec de jeunes maçons, qui, eux aussi, viennent de loin. "En plus, elles boivent de la bière", ajoute un vieil homme dans son garage. Les "KGB" ont fait la fortune de quelques propriétaires peu scrupuleux. Certaines s'entassent à cinq, voire plus, dans une pièce insalubre, pour un loyer s'élevant à la moitié du salaire. La plupart envoient leur argent à leur famille. "Tous ces problèmes sont assez nouveaux et s'accentuent, explique Hacine Dimassi, professeur d'économie à l'université de Sousse. La migration interne à cause des délocalisations modifie et déséquilibre économiquement et sociologiquement la ville."
Le grand patron d'Aubade, Félix Sulzberger, affirme ne pas être au courant de ce qui se passe dans son usine. "Je n'y suis jamais allé, mais ça m'étonne", assure-t-il. Il se félicite toutefois d'avoir réussi l'intégration, dans son groupe, d'Aubade, qui représente un tiers du chiffre d'affaires : le résultat net de Calida est passé de 3,8 millions d'euros en 2006 à 9,6 millions d'euros en 2007.
Malgré tout, l'usine tunisienne d'Aubade est celle qui a l'une des meilleures réputations parmi les quelque 150 entreprises de textile de Ksar Hellal. Elle paie toujours ses salariés (en liquide), donne des cadeaux (couverture, service en Inox) pour les fêtes, offre 70 euros à chaque ouvrière pour le 1er mai... Mais les jeunes femmes natives de la ville accusent les "KGB" d'avoir volé leur travail, car elles acceptent les salaires les plus bas.
"Voir nos filles se faire prendre le travail par des éleveuses de chèvres, ça fait mal", argue une mère de famille tunisienne, vêtue d'un long voile noir. A Saint-Savin, dans la Vienne, l'une des ouvrières licenciées a créé son entreprise : elle élève des chèvres.